Richard Doyle avait très mal pris la nouvelle ; il ne voulait pas entendre parler d’un bâtard dans la famille, le bâtard d’un mort qui plus est. Un bâtard, une sale affaire : on parlerait d’eux en mauvais termes, peut-être même perdrait-il la confiance de ses banquiers. Un bâtard. Les domestiques sans cervelle faisaient des bâtards dans leurs mansardes avec des hommes qu’elles ne reverraient plus ; ensuite elles finissaient putains pour pouvoir élever l’avorton. Non, Richard Doyle trouvait que sa fille n’était pas sérieuse de s’être fait mettre enceinte par le premier venu.
Lorsqu’elle avait entendu les paroles de son père, Laura s’était levée, le visage fermé.
— Je ne reviendrai plus jamais ici, avait-elle dit calmement.
Et elle était partie.
— Un bâtard ? avait hurlé France au départ de Laura. Le fils d’un soldat courageux, oui !
Richard avait haussé les épaules. Il connaissait le monde des affaires ; c’était un monde difficile. Cette histoire de bâtard lui ferait du tort.
Depuis ce dimanche-là, Richard et France ne dormaient plus ensemble. France songeait souvent que, si Richard avait été un homme bon, elle lui aurait révélé le secret de Pal et de sa fille, mais il ne méritait pas de savoir combien sa fille honorait son nom ; et parfois, dans des accès de fureur, elle songeait qu’elle aurait préféré que Richard meure et que Pal vive.
Laura ne venant plus à Chelsea, France se mit à lui rendre visite à Bloomsbury. Laura y vivait seule depuis le départ de Gros, Claude et Key, mais Stanislas et Doff veillaient sur elle. Ils l’emmenaient dîner, faire les magasins, et ils achetaient sans cesse des cadeaux pour le futur enfant, qu’ils entassaient dans la chambre de Gros. Ils avaient décidé que la chambre de Gros deviendrait la chambre du bébé. Gros en serait certainement enchanté ; il irait dormir avec Claude, qui avait la plus grande chambre et serait sûrement d’accord.
France Doyle aimait venir à l’appartement de Bloomsbury, surtout les week-ends. Pendant qu’elle bavardait avec sa fille dans le salon, Doff et Stanislas s’affairaient à préparer la chambre de l’enfant, à grand renfort de peinture et de tissus. Les deux hommes étaient souvent retenus à Baker Street, mais ils s’arrangeaient pour se libérer lorsque Laura était en congé, pour qu’elle ne reste pas seule.
Après Ringway, Key et Rear renouèrent avec les entraînements intensifs dans les Midlands, avec leur groupe commando. Dans un immense manoir qui ressemblait à une ferme, ils suivirent une formation de pointe dans le domaine du tir et du déminage.
Dans le sud de la France, Claude avait rejoint son maquis. C’était la première fois qu’il voyait un maquis ; il fut frappé par la jeunesse des combattants ; il se sentit moins seul. Ils étaient bien organisés, très déterminés ; ils avaient souffert de la rudesse de l’hiver, mais l’arrivée prochaine du printemps et des beaux jours les revigorait. À la tête du maquis, un trentenaire un peu chien fou, qu’on appelait Trintier, fit bon accueil à Claude ; bien que ce dernier eût dix ans de moins que lui, il s’en remit à son autorité. Ils passèrent ensemble de longues heures, isolés, à travailler sur les consignes de Londres. L’objectif, en soutien à Overlord, était de freiner la remontée vers le nord des unités allemandes.
Gros vivait désormais dans un petit immeuble, tout proche de la mer, dans une petite ville du nord-est de la France. Il avait rejoint un groupe d’agents au sein duquel il était le seul à mener des activités de propagande noire, parfois aidé de quelques résistants. Pour la première fois depuis le début de la guerre, il pensait à ses parents. Il se sentait mélancolique. Sa famille venait de Normandie, ses parents habitaient dans les faubourgs de Caen : il se demandait ce qu’ils étaient devenus. Il était triste. Pour se donner du courage, il pensait à l’enfant de Laura et il se disait qu’il était peut-être né pour veiller sur cet enfant.
Il se sentait seul, la clandestinité l’angoissait. Il avait besoin de tendresse. Il avait entendu dire par les autres agents qu’il y avait un bordel dans une ruelle proche, fréquenté par des officiers allemands. Ils s’étaient tous demandé s’il ne fallait pas y planifier un attentat. Gros, lui, s’était demandé s’il ne fallait pas aller y chercher un peu d’amour. Que dirait Laura si elle savait qu’il se livrait à ce genre d’activité ? Une après-midi, il céda au désespoir : il avait tant besoin d’amour.
Le 21 mars, jour du printemps, Kunszer convoqua Gaillot au Lutetia. Il le fit venir dans son bureau. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait pas vu.
Gaillot fut ravi d’être reçu au quartier général, c’était la première fois ; et cette joie n’étonna pas Kunszer. Si Gaillot s’était offusqué de devoir pénétrer au vu et au su de tous dans les bureaux de l’Abwehr, il l’aurait épargné ; car, au moins, ç’aurait été un bon soldat. Si au premier contact, trois ans plus tôt, Gaillot s’était refusé à collaborer, s’il avait fallu le menacer et le contraindre, il l’aurait épargné, car au moins ç’aurait été un bon patriote. Mais Gaillot n’était rien d’autre qu’un traître à sa patrie. Sa patrie, sa seule patrie, il l’avait trahie. Et, pour ce motif, Kunszer détestait Gaillot : il représentait à ses yeux le pire de ce que la guerre pouvait produire.
— Je suis si excité d’être là, déclara Gaillot, frétillant, en entrant dans le bureau.
Kunszer le dévisagea sans répondre. Il ferma la porte à clé.
— Comment se passe la guerre ? demanda le visiteur pour combler le silence.
— Très mal, nous allons la perdre.
— Ne dites pas ça ! Il faut garder espoir !
— Savez-vous, Gaillot, ce qu’ils vous feront lorsqu’ils auront gagné la guerre ? Ils vous tueront. Ce qui sera toujours moins dur que ce que nous-mêmes leur avons infligé.
— Je partirai avant.
— Et ou donc ?
— En Allemagne.
— L’Allemagne… pfff. Mon petit Gaillot, l’Allemagne, ils la raseront.
Gaillot resta muet, abasourdi. Il fallait que Kunszer y croie. Il se ranima lorsque l’Allemand lui tapota l’épaule comme un vieil ami.
— Allons, Gaillot. Pas d’inquiétude à avoir, nous vous mettrons à l’abri.
Gaillot sourit.
— Trinquons. Au Reich, proposa Kunszer.
— Oui, trinquons au Reich ! hurla Gaillot comme un enfant.
Kunszer installa son visiteur dans un fauteuil confortable, puis il se tourna vers son bar. De dos au Français, il versa de l’eau dans un verre, illusion d’un quelconque alcool, et y ajouta le contenu d’une fiole opaque : une matière blanche et granuleuse qui ressemblait à du sel. Du cyanure de potassium.
— Santé ! s’écria Kunszer en apportant le verre à Gaillot, qui n’avait rien vu.
— Vous ne buvez pas ?
— Plus tard.
Gaillot ne se formalisa pas.
— Au Reich ! répéta-t-il une dernière fois avant de vider son verre d’un trait.
Kunszer observa sa victime enfoncée dans le fauteuil, elle lui faisait pitié. Il allait peut-être avoir des convulsions ; puis son corps serait paralysé, ses lèvres et ses ongles deviendraient violets. Avant que son cœur ne cesse de battre, Gaillot serait conscient pendant quelques minutes, figé comme une statue. Une statue de sel.
Le Français, livide, semblait déjà immobilisé, il respirait difficilement. Alors Kunszer ouvrit son armoire secrète et en sortit sa Bible. Et au traître qui mourait lentement, il lut les versets de Sodome et Gomorrhe.