51
C’était le printemps. La campagne du SOE en France, en préambule à Overlord, battait son plein. Le Débarquement était prévu pour le 5 mai. En quatre ans, le Service avait constitué, formé et armé des Réseaux de résistance à travers toute la France, à l’exception de l’Alsace. Mais à six semaines de l’offensive alliée, ils manquaient de tout, car la météo exécrable des derniers mois avait fortement perturbé les ravitaillements. La priorité du SOE était à présent de les approvisionner en armes et en munitions avant l’ouverture du front normand : depuis janvier, la RAF, désormais appuyée par l’US Air Force, avait déjà effectué plus de sept cents sorties, contre une centaine pour le dernier trimestre de l’année 1943.
Le maquis se préparait à la tempête. L’une des premières opérations que dirigea Claude avec son réseau fut le sabotage d’un dépôt de locomotives. Minutieux, il fit placer une charge sous chacune des machines : l’opération dura plus d’une heure. Mais les minuteries des détonateurs ayant été mal coordonnées, il en résulta des explosions en chaîne qui semèrent le chaos parmi les soldats allemands dépêchés sur place, ce qui valut au curé d’être considéré par les résistants comme un chef de guerre au génie innovateur.
Malgré quelques autres opérations réussies, menées avec Trintier, Claude était préoccupé : ils étaient mal équipés. Ils avaient de quoi tenir un peu, mais les munitions partaient vite. Il avait déjà passé commande auprès de Londres, mais les livraisons étaient encore trop rares et incomplètes, car les réseaux du nord du pays avaient la priorité. On prépara donc des réserves d’armes, on ordonna de tirer peu ; il ne fallait rien gaspiller.
Les maquisards connaissaient la plupart des armes, sauf les pistolets-mitrailleurs Marlin : Claude les initia à leur maniement. Le curé leur recommanda d’utiliser les Marlin plutôt que des Sten aussi souvent que possible, car ils étaient à la fois plus précis et plus économes en munitions. Le maquis avait également reçu, à l’automne, des armes lourdes : des lanceurs antichar PIAT.
— Comment on utilise ces machins ? demanda Trintier à Claude pendant une inspection du matériel.
Claude prit un air embarrassé : il n’en avait pas la moindre idée.
— Je suppose qu’on vise… et…
Trintier rit jaune. Claude, empirique, lui suggéra de faire ses propres essais. En revanche, lorsque de simples combattants lui posèrent la même question, le curé, qui ne voulait pas perdre la face, répondit en prenant des airs importants et affairés : « On est la guérilla, oui ou merde ? La guérilla, c’est le fusil. Concentrez-vous sur vos fusils et ne venez pas m’emmerder avec toutes vos questions ! » Puis il demanda à son pianiste d’envoyer d’urgence un message à Londres pour obtenir, en plus des armes, un instructeur ou n’importe qui d’autre capable de former au plus vite les hommes de Trintier à utiliser ses PIAT.
À Londres, Stanislas, au sein du groupe SOE/SO, préparait intensément les opérations associant les services alliés. Si la période creuse du SOE en France s’était achevée en février, grâce notamment à la reprise des vols de ravitaillement, il fallait à présent faire face aux vifs débats qu’engendrait la question du support aérien au SOE ; l’Intelligence Service anglais, l’Office of Strategic Service (OSS) américain et d’autres entités des services secrets professionnels alliés, voyaient d’un mauvais œil le ballet incessant des avions qui ne faisait qu’attirer l’attention de la Gestapo et mettait en danger les agents de tous les services secrets opérant sur le terrain, tout ça, selon eux, pour appuyer les agents amateurs du SOE et quelques résistants mal aguerris.
Les états-majors alliés comptaient sur la Résistance, mais ils ne savaient pas dans quelle mesure les réseaux seraient efficaces. Ceux du Sud étaient particulièrement bien organisés ; depuis les maquis, ils infligeaient déjà des pertes humiliantes aux Allemands. Pour l’ensemble de la France (Sections F et RF), le SOE, qui avait livré les armes et suivi les réseaux par l’intermédiaire de ses agents — et parfois même formé certains responsables de groupes résistants dans les différentes écoles du Service —, estimait à plus de cent mille le nombre de combattants clandestins qu’il pouvait actionner en France.
Souvent, à Baker Street, Stanislas descendait dans les bureaux du Chiffre de la Section F ; il allait observer Laura, en secret. Il la regardait s’affairer, sans qu’elle le vît, absorbée par son travail. Stanislas trouvait que son deuil l’avait rendue plus belle encore. Son ventre était bien rond à présent, elle était enceinte de six mois. Une fois, il l’avait accompagnée chez le médecin ; la mère et l’enfant se portaient bien. La naissance était prévue pour début juillet.
Stanislas veillait sur Laura, inlassablement. Il n’y avait plus que lui et Doff à Londres, et il arrivait à présent que Doff dût s’absenter de la capitale. Alors, tous les soirs, Stanislas rentrait avec Laura de Baker Street jusqu’à Bloomsbury. Et s’il avait des réunions qui devaient se poursuivre tard, il s’interrompait le temps de l’aller-retour et revenait au quartier général après l’avoir raccompagnée, sans que celle-ci ne se doute qu’il n’avait pas terminé sa journée. Souvent ils dînaient ensemble, à Bloomsbury, au restaurant, ou parfois à l’appartement de Knightsbridge. Stanislas lui proposait alors de passer la nuit chez lui, il y avait de la place, mais elle refusait toujours : elle devait apprendre à vivre seule, puisque tel était son destin. Car malgré tous les efforts que Stanislas et Doff déployaient, ils ne pouvaient rien contre le désarroi qui accablait Laura.
Pal était mort depuis cinq mois ; elle pleurait toujours, toutes les nuits. Elle pleurait un peu moins et dormait un peu plus, mais elle pleurait toujours ; à présent que l’appartement de Bloomsbury était désert, elle n’avait plus à se préoccuper qu’on l’entende. Elle pleurait dans le salon, serrant contre elle le roman que Pal lui avait lu à Lochailort et qu’elle avait retrouvé dans sa chambre ; elle ne l’ouvrait pas, elle ne l’ouvrirait plus, elle n’en avait plus la force, mais le serrer contre elle la réconfortait. Elle en respirait la couverture et elle se souvenait des mots. Elle se souvenait de Pal qui lui lisait, elle se souvenait d’eux. Elle se souvenait de la plupart de leurs moments heureux, avec précision et force détails. Parfois aussi, elle rêvait à ce qu’ils seraient devenus ; à l’Amérique, à Boston, à leur maison et à leur enfant ; elle pouvait se promener dans les pièces, humer le joli jardinet. Pal était là, il y avait son père aussi ; il lui avait tant parlé de son père. Dans la maison d’Amérique, il y avait une chambre pour le père.
Dans les nuits anglaises, pendant que Laura pleurait son désespoir, terrée dans son salon, Adolf « Doff » Stein, dans le sud du pays, traquait les derniers agents infiltrés de l’Abwehr Gruppe II, à la recherche des bases alliées de l’opération Overlord. À la fenêtre de sa chambre d’hôtel, il se demandait ce qui arriverait à son peuple de misère. Qu’allaient-ils devenir et qu’allait devenir le monde ?
Au même moment, à Knightsbridge, s’il était rentré chez lui, ou dans son bureau de Baker Street, s’il s’apprêtait à travailler toute la nuit, Stanislas pensait à Claude et Gros, ses deux fils sur le terrain en France, et il priait pour qu’ils survivent.
Les semaines s’écoulèrent. Ce fut avril, puis mai. Le lancement d’Overlord fut repoussé au 5 juin, pour laisser un mois supplémentaire à la fabrication de barges de débarquement. Le SOE en profita pour achever de préparer les réseaux : les opérations conjointes de la RAF et de l’US Air Force, en soutien au SOE en France, ne connurent plus de répit. Les envois de matériel et d’agents étaient devenus une mécanique bien huilée, presque routinière. Pour le seul second trimestre de 1944, on allait approcher les deux mille sorties aériennes. Key, Rear et d’autres agents de groupes interalliés, leurs entraînements achevés, attendaient impatiemment de partir en France, rongeant leur frein dans les maisons de transit du Service.