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Tous acquiescèrent, et Gros se trouva formidable encore une fois.

Mais Georges le renard ne venait pas sous le saule par hasard : depuis dix jours, Gros y déposait, pour l’attirer, de la nourriture qu’il dissimulait dans ses poches pendant les repas. Il avait d’abord procédé ainsi pour pouvoir contempler le goupil ; il l’avait attendu, à l’affût, pour le plaisir de ses propres yeux. Mais depuis deux jours, il se félicitait d’une telle entreprise qui avait fait de son renard et de lui-même le centre de l’attention générale. Et à l’aube, tous agglutinés autour de lui pour voir le renard, Gros bénit avec amour son noble goupil vagabond — en fait renard malingre et malade, ce qu’il se garda bien de révéler.

*

Le dernier jour de la troisième semaine, le lieutenant Peter accorda une après-midi de repos aux stagiaires, épuisés. La plupart d’entre eux allèrent se coucher dans les dortoirs : Pal et Gros entamèrent une partie d’échecs dans le mess, près du poêle ; Claude se rendit à la chapelle. Faron, excédé par l’agitation qui régnait autour de Gros et de son renard, profita de son temps libre pour débusquer l’animal dans son terrier, juste sous la grange.

Par deux fois, le colosse avait observé que le goupil disparaissait derrière une planche basse : il n’eut aucune peine à la tordre, et il trouva l’entrée d’une petite cavité peu profonde. Le renard y était. Le colosse se sourit à lui-même, satisfait : ce n’était pas donné à tout le monde de pister les renards. À l’aide d’un long bâton, il se mit à donner de violents coups jusqu’au fond de la cache. Il faisait glisser son arme le long du tunnel du terrier et en frappait le fond le plus fort possible jusqu’à toucher l’animal qui gémissait, et lorsque Georges, blessé et sans autre issue, se hasarda à sortir pour fuir, Faron, habile, lui assena des coups de botte et de planche et le tua sans difficulté. Il cria de joie ; c’était si facile de tuer. Il le souleva et le contempla, un peu déçu ; de près, il était beaucoup plus petit qu’il ne l’avait pensé. Content malgré tout, il emmena son trophée jusque dans le mess désert, où Pal et Gros étaient penchés sur l’échiquier de Stanislas. Faron entra dans la pièce, triomphant, terreur des terrassés, et jeta le cadavre du renard cabossé aux pieds de Gros.

— Georges ! hurla Gros. Tu… tu as tué Georges ?

Et Faron éprouva une certaine jouissance en découvrant dans les yeux écarquillés de Gros une lueur de terreur et de désespoir.

Pal, tremblant, laissa éclater sa rage. Il jeta l’échiquier au visage de Faron qui riait d’un rire gras, et, courant contre lui, il le projeta au sol, en hurlant : « Tu n’es qu’un enfant de putain ! »

Faron, le visage soudain embrasé par la colère, se releva d’un bond, et saisit Pal d’un geste vif, l’un de ceux qu’ils avaient appris ici, et, lui tordant le bras, s’en servant comme d’un levier, il lui écrasa la tête contre le mur. Le colosse, les yeux jaunes de fureur, empoigna ensuite Pal à la gorge, d’une seule main, le souleva au-dessus du sol et se mit à le battre de son poing resté libre. Pal étouffait ; il essaya bien de se débattre, mais en vain ; il ne pouvait rien contre cette force prodigieuse, hormis enrouler ses bras contre son corps et son visage pour les protéger un peu.

La scène ne dura qu’une poignée de secondes, le temps pour le lieutenant Peter d’accourir et de s’interposer, alerté par les bruits de la bagarre, suivi de David et du reste du groupe depuis les dortoirs. Pal avait reçu une volée de coups, son propre sang lui brûlait la gorge et son cœur battait si fort qu’il crut qu’il allait s’arrêter.

— Qu’est-ce que c’est que ce merdier ! s’écria le Lieutenant en tirant Faron par l’épaule.

Il lui intima aussitôt l’ordre de foutre le camp, puis il fit se disperser les stagiaires, menaçant de reprendre les entraînements si le calme ne revenait pas immédiatement. Pal se retrouva alors seul à seul avec Peter, et il songea un instant qu’il allait peut-être le battre lui aussi, ou l’envoyer en prison pour s’être fait si facilement dérouiller. Le fils se mit à trembler, il voulait rentrer à Paris, rentrer près de son père, ne plus jamais quitter la rue du Bac, et peu importait ce qui se passerait au-dehors, peu importaient les Allemands et peu importait la guerre, pourvu qu’il y ait son père. Il était un fils sans père, un orphelin loin de sa terre, il voulait que cela cesse. Mais le lieutenant Peter ne leva pas la main.

— Tu saignes, dit-il simplement.

Pal s’essuya les lèvres du revers de la main et passa la langue sur ses dents pour s’assurer qu’aucune n’était cassée. Il se sentait triste, humilié, il en avait lâché un petit peu d’urine dans son pantalon.

— Il a tué le renard, dit Pal dans son mauvais anglais en montrant la fourrure ensanglantée.

— Je sais.

— Je lui ai dit qu’il était un enfant de putain.

Le Lieutenant rit.

— Je vais être puni ?

— Non.

— Lieutenant, il ne faut pas tuer les animaux. Tuer des animaux, c’est comme tuer des enfants.

— Tu as raison. Tu es blessé ?

— Non.

Le Lieutenant posa une main sur son épaule, et le fils sentit ses nerfs le lâcher.

— Mon père me manque ! s’étrangla le jeune homme, les yeux bouillonnant de larmes.

Peter hocha la tête, compatissant.

— Cela fait-il de moi un faible ? interrogea le fils.

— Non.

L’officier garda encore un peu sa main sur l’épaule de l’orphelin, puis il lui tendit son mouchoir.

— Va te passer de l’eau sur le visage, tu transpires.

Il ne transpirait pas, il pleurait.

Au repas du soir, Pal ne parvint pas à bouffer. Key, Aimé, Frank essayèrent de le réconforter, en vain. Claude proposa de lui narrer quelques grands épisodes bibliques pour lui changer les idées, Prunier bafouilla d’incompréhensibles plaisanteries et Stanislas lui proposa une partie d’échecs. Mais aucun d’eux ne pouvait rien pour Pal.

Alors le fils s’en alla à l’écart des autres. Il se cacha derrière la chapelle, dans un endroit que lui seul connaissait, une cachette entre deux murets de pierres qui protégeait de la pluie. Mais à peine y fut-il installé qu’apparut Laura. Elle ne parla pas, elle s’assit simplement à côté de lui et planta son joli regard dans le sien ; ses yeux verts riaient en silence. Pal la trouva si douce qu’il se demanda un instant si elle était au courant de la raclée que lui avait donnée Faron.

— Il m’a flanqué une sacrée dérouillée, hein ? murmura le fils, gêné.

— Ça n’a pas d’importance.

Elle lui fit signe de se taire. Et ce fut un bel instant. Pal ferma les yeux et il prit d’amples et secrètes inspirations car Laura sentait si bon : ses cheveux soigneusement lavés sentaient l’abricot, de sa nuque s’échappait un délicat parfum. Elle se parfumait ; ils étaient en pleine école de guerre et elle se parfumait ! Caché dans l’obscurité, il approcha son visage d’elle sans qu’elle le vît et il respira encore. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas senti une si agréable odeur.

Amicalement, Laura tapota de sa main le bras de Pal, pour qu’il se sente mieux, mais Pal ne put retenir un mouvement de douleur. Retroussant ses manches, il découvrit à la lueur de son briquet que deux énormes hématomes violacés marquaient ses avant-bras, suite aux coups de Faron. Elle posa doucement ses mains fraîches sur les blessures.

— Ça fait mal ?

— Un peu.

C’était horriblement douloureux.

— Viens dans ma chambre tout à l’heure. Je te soignerai.

Sur ces mots, elle s’en allait déjà, laissant traîner dans l’immense parc de Wanborough Manor des effluves de son parfum délicat.