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— Mais alors tu l’as vu ? s’enquit Claude. Je veux dire : vraiment vu, tu es sûr que c’était lui.

— En tout cas il s’appelait Pal. Pour sûr. Mais peut-être que c’est un autre que le tien ? Quoique, c’est pas un nom très commun. Un jeune gars, ton âge, quelques années de plus. Bel homme. Vif.

— Ça ne peut être que lui. Il a donc bel et bien été réceptionné…

— Comme je te dis. J’y étais, avec quelques autres gars à moi. À peine atterri, il voulait déjà repartir. Il voulait aller à Paris.

Claude soupira, perdu.

— Pourquoi diable à Paris ?

— Pas la moindre idée. Il a dit qu’il soupçonnait d’être suivi, qu’il se sentait pas en sécurité, ou quelque chose comme ça. En tout cas, il a demandé à être dirigé vers Paris. Le lendemain, je l’ai fait passer par Nice, et il a pris le train, je crois. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Capturé. Mais personne ne sait comment. Le SOE le parachute dans le Sud, et quelques jours après il est pris… À Paris… Mais attends… Tu es sûr qu’il a parlé de Paris ?

— Oui.

— Certain ?

— Tout à fait certain. Il voulait aller à Paris.

Claude était perplexe : cela n’avait pas de sens. Pourquoi Pal, s’il se sentait menacé en arrivant dans le maquis, avait-il précisé l’endroit où il voulait se mettre en sécurité ? Et qu’est-ce qui n’était pas sûr ? Le maquis ? Si tel était le cas, il aurait dû parler de Paris et s’arrêter à Lyon, ou n’importe où ailleurs, pour brouiller les pistes. Les pensées s’accélérèrent dans sa tête : y avait-il un traître dans le maquis qui avait provoqué la perte de Pal ? Pas Trintier, en tout cas, il avait toute confiance en lui.

— Qui d’autre savait que Pal voulait aller à Paris ?

Trintier réfléchit un instant.

— On était quatre dans le comité de réception, lorsqu’il a été parachuté. Mais seul Robert savait pour Paris. C’est lui qui l’a conduit à Nice, d’ailleurs.

— Robert… répéta Claude. Qui étaient les autres ?

— Aymon et Donnier.

Le curé nota les noms sur un morceau de papier.

*

Elle le berçait, doucement, dans le grand salon de la maison de Chelsea. C’était le milieu de la nuit, une nuit de la fin juin ; tout était calme, il n’y avait plus eu de bombe depuis l’après-midi. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer la douceur de l’été et l’odeur des tilleuls de la rue. Elle trouvait qu’elle avait le plus beau garçon du monde ; elle l’avait appelé Philippe.

Depuis la naissance de son fils, elle ne pleurait plus, mais ses insomnies n’avaient pas cessé. Il y avait des heures qu’elle le contemplait, perdue dans ses réflexions. Comment allait-elle l’élever, seule ? Et comment grandirait-il sans père ? Elle laissa ses pensées divaguer un peu. Pas trop. Elle avait un fils, c’était le plus important ; il fallait être heureuse à présent.

France Doyle descendit de sa chambre pour rejoindre sa fille.

— Tu ne dors pas ?

— J’ai pas sommeil.

À l’initiative de sa mère, Laura s’était installée à Chelsea, pour se reposer. Richard n’en pensait rien. Mais il était grand-père, c’était important d’être grand-père.

— Tu nous as fait un bel enfant, chuchota France.

Laura hocha la tête.

— Pal pourrait être fier.

Il y eut un long silence ; l’enfant se réveilla brièvement et s’endormit à nouveau.

— Pourquoi n’irais-tu pas à la campagne ? proposa timidement France. Toi et Philippe y seriez en sécurité.

Depuis le Débarquement en Normandie, Londres était assailli par les fusées allemandes V1 tirées depuis les côtes françaises ; l’opération sur Peenemünde n’avait pas pu empêcher l’utilisation de bombes volantes. Les fusées tombaient de jour comme de nuit ; elles frappaient trop vite pour que la population ait le temps de rejoindre les abris ou les bouches de métro. Tous les jours, il y avait des dizaines de civils tués dans la capitale. Mais Laura, résignée, refusait de partir.

— Je dois rester à Londres, répondit-elle à sa mère. Je ne me suis pas terrée jusqu’à aujourd’hui, je ne vais pas me laisser impressionner maintenant. Il y a longtemps que les Allemands ne m’impressionnent plus.

France n’insista pas ; elle était pourtant tellement inquiète. Elle était lasse de la guerre. Installée près de sa fille, elle veilla Philippe avec elle.

Les deux femmes n’avaient pas remarqué la silhouette au volant d’une voiture garée devant l’entrée de la maison depuis des heures. Il était là tous les soirs ; Stanislas, son browning à la ceinture, venait monter la garde. Il faisait ça pour lui, pour se rassurer ; il ne se remettrait jamais d’avoir envoyé ses enfants à la mort. Il voulait veiller sur les vivants. Alors, si une fusée V1 devait détruire la maison, cette maison-là justement, il voulait mourir lui aussi. C’était sa façon à lui de lutter contre les fantômes.

*

Dans la chaleur de juillet, les combats redoublèrent d’intensité. Les Alliés progressaient, Caen fut libéré le 9 juillet par l’armée britannique au prix d’intenses bombardements, et les troupes franco-américaines prévoyaient de débarquer en août en Provence, à partir de l’Afrique du Nord.

Malgré l’enthousiasme des combattants, les maquis du Sud passaient un mois difficile : la plupart manquaient d’autant plus d’armes que, à mesure que les combats prenaient de l’ampleur, les volontaires se pressaient pour rejoindre les organisations de résistance. Il y avait aussi les antagonismes politiques, qui prenaient parfois le pas sur la guerre. Il arrivait que des Français libres ou des communistes refusent d’être dirigés par le SOE, alors qu’ils avaient été armés par lui : chacun attendait les consignes de son propre camp, les FFI voulant l’aval d’Alger et les FTP celui du Parti avant de tirer avec des armes livrées par les Anglais. Mais les infrastructures de communication ayant été détruites par ces mêmes réseaux, il était difficile de demander ou recevoir des ordres.

Claude s’inquiétait ; les renforts tant réclamés n’arrivaient pas. D’un tempérament habituellement si calme, il en venait à piquer des colères noires contre son opérateur radio, qui n’y pouvait rien. Trintier était plus placide ; il disait au curé de ne pas s’en faire. Et au cours d’une embuscade, il essaya avec succès un lanceur antichar, lui qui ne s’en était jamais servi auparavant.

Au fil des opérations et de la vie du maquis, Claude observait attentivement les combattants. Pal avait-il été livré à l’Abwehr ? Y avait-il un traître parmi eux ? Était-ce Aymon ? Robert ? Ou Donnier ? Il ne soupçonnait pas Trintier ; pour sûr. Et les autres ? Il avait mené plusieurs repérages sur des dépôts d’essence avec Aymon, et Aymon avait une personnalité sombre ; était-ce une raison pour le soupçonner ? Robert, qui vivait dans un village proche du maquis, semblait être un bon patriote ; il faisait partie de l’équipe qui avait saboté le dépôt de locomotives, et plus d’une fois, il avait transporté des combattants dans sa camionnette. Cela suffisait-il à dissiper d’éventuels soupçons ? Quant à Donnier, c’était un éclaireur de talent, qui n’avait jamais failli. Claude songeait à le disculper déjà ; mais toute cette histoire de traître le rongeait, sa confiance dans les combattants s’effritait ; c’était mauvais signe.

54

Seul dans son bureau, il dansait avec sa femme en carton. Il perdait la tête. La pendule sonna midi ; l’avancée du temps l’avait surpris une fois de plus. Il embrassa la photo, éteignit le gramophone, et rangea Katia dans un tiroir. Il se hâta de sortir du Lutetia : il allait rue du Bac. Il s’y rendait presque tous les jours à présent.