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Claude éclata de rire, imaginant les catastrophes qui pouvaient arriver si Gros utilisait un PIAT.

— Tu sais utiliser ça toi ?

— Ben, j’ai appris, figure-toi. Fallait écouter en cours, au lieu de penser au petit Jésus !

— On a eu un cours sur ces engins ?

Gros leva les yeux au ciel, feignant le désespoir.

— Et voilà, tu sèches les cours pour faire de la messe et après t’es perdu ! On a vu ça en Écosse. Heureusement, maintenant, Gros est avec toi.

Et Gros tapota la tête de Claude comme celle d’un enfant.

Gros en était à sa troisième mission d’affilée ; il était fatigué. Il pensait souvent à l’Angleterre, aux écoles du SOE, à ses camarades, tout ce grâce à quoi il existait un peu. Grâce à la guerre il était devenu Gros dit Alain, et non plus Alain dit le gros. Il avait souffert durant les entraînements, plus que les autres, mais il s’était retrouvé au sein d’une famille ; c’était ce qui l’avait fait tenir. Même ses missions pour le SOE n’étaient qu’un moyen de rester parmi eux, sans quoi il aurait renoncé depuis longtemps. Ils étaient tout ce dont il avait toujours rêvé ; des amis fidèles, des frères humains. Longtemps, il avait cru que seuls les chiens pouvaient être fidèles, et puis il y avait eu Pal, Laura, Key, Stanislas, Claude et les autres ; il ne l’avait jamais dit à personne, mais c’est en faisant la guerre qu’il avait trouvé que la vie était belle. Grâce à eux, grâce au SOE, il était devenu quelqu’un. Après le Débarquement, en rejoignant le réseau, en Normandie, il était passé non loin de Caen, tout près de chez lui, de chez ses parents. Il avait eu envie de les revoir, de leur dire combien il s’était accompli. Il était parti de chez lui en qualité de gros lard, et il était aujourd’hui foudre de guerre. Dans les moments les plus euphoriques, il songeait qu’il n’était peut-être pas aussi médiocre que certains l’avaient pensé.

Le soir de son arrivée au maquis, Gros partit avec Claude, Trintier et une poignée d’hommes pour un attentat sur un train de transport de troupes. La nuit tombant tard, ils partirent en plein jour et choisirent un endroit bien à l’abri des arbres pour installer les charges le long des rails. Trintier se chargea de dérouler le câble du détonateur jusque sur une butte proche, derrière laquelle il se tapit ; c’est lui qui déclencherait l’explosion. En amont, un éclaireur et sa corne de brume. Dispersés autour du lieu de l’opération, deux groupes de tireurs, en protection ; l’un d’eux était formé de Gros, Claude et d’une jeune recrue apeurée, tous armés de Sten et de Marlin.

— Pas trop lourd la mitrailleuse ? chuchota Gros au garçon, pour le détendre en engageant la conversation.

— Non, M’sieur.

— Comment tu t’appelles ?

— Guignol. C’est pas mon vrai nom, mais c’est comme ça qu’on m’appelle, par moquerie.

— C’est pas de la moquerie, rétorqua Gros d’un ton savant, c’est un nom de guerre. C’est important un nom de guerre. Tu sais comment on m’appelle moi ? Gros.

Le garçon ne pipa mot. Il écoutait attentivement.

— Eh bien, c’est pas de la moquerie, reprit Gros, c’est une particularité, parce que j’ai une maladie qui me fait comme ça, tu peux pas savoir, t’étais pas à Wanborough Manor avec nous, mais en tout cas, c’est devenu mon nom de guerre.

Dans l’obscurité qui tombait, Claude donna une tape de réprimande à Gros qui venait de divulguer par inadvertance l’un des lieux d’entraînement hautement secrets du SOE. Mais le garçon n’avait rien compris.

— Tu veux du chocolat, petit soldat ? proposa alors le géant.

Le garçon hocha la tête. Il était rassuré par la présence de cet imposant agent britannique. Un jour il raconterait. Il espérait qu’on le croirait : oui, il avait combattu aux côtés d’un agent anglais.

— Tu veux aussi du chocolat, Cul-Cul ?

— Non, merci.

Gros fouilla dans sa poche. Il en sortit une barre de chocolat qu’il sépara en deux morceaux ; le jour avait passablement diminué et à présent, dans les buissons où ils étaient tapis, il faisait trop sombre pour voir distinctement.

— Tiens, camarade, ça va te donner du courage.

Gros tendit un morceau de chocolat au garçon qui l’enfourna de bon cœur, reconnaissant.

— C’est bon, hein ? fit Gros.

— Oui, dit le jeune combattant qui mâchait avec beaucoup de peine.

Claude riait en silence : c’était du plastic.

Bientôt on entendit la corne de brume, puis le train qui approchait. Et à son passage entre les arbres, se déclencha une formidable explosion.

55

Juillet touchait à sa fin. Ils profitaient d’une après-midi de répit pour se promener dans Hyde Park, l’esprit tranquille malgré les V1 qui sapaient le moral des Londoniens. Ouvrant la marche, Laura poussait Philippe dans un landau ; restés plusieurs pas en arrière, Doff et Stanislas étaient en grande conversation. Ils avançaient lentement pour que la jeune femme ne les entende pas ; ils parlaient de la guerre, comme toujours. Laura n’avait pas encore repris son travail à Baker Street et les deux hommes étaient persuadés que, si elle ne les entendait pas, elle ignorerait tout des batailles en France, des pertes alliées et des fusées V1 qui menaçaient la ville. Ils ne tenaient pas compte des journaux, de la radio, des sirènes, des conversations dans les cafés ; ils s’imaginaient, naïfs, que s’ils chuchotaient, en arrière, Laura serait à l’abri de la fureur du monde.

Elle était rayonnante sous le soleil, vêtue d’une jupe blanche de tennis qui lui allait à ravir ; les volants dansaient à mesure qu’elle marchait, élégante. Elle savait tout de la guerre, et elle y pensait sans cesse. Elle pensait à Gros, à Key, à Claude. À Faron aussi, tous les jours ; elle revivait sa fuite de l’appartement. Et à Pal, à chaque seconde, condamnée à penser à lui toute sa vie. Elle songeait aussi au père, à Paris ; lorsque la guerre serait terminée elle irait à Paris, lui montrer son magnifique petit-fils, rieur. Comme elle, Philippe le consolerait de l’abominable chagrin. Et elle demanderait au père de lui parler de Pal, pendant des jours entiers, pour continuer à le faire vivre encore. Elle était lasse d’être la seule à le maintenir en vie ; les autres ne parlaient jamais de lui, pour ne pas lui faire de la peine. Elle voulait aussi que Philippe, un jour, connaisse l’histoire de son père.

Les trois promeneurs suivaient un chemin qui longeait les étangs ; le parc était désert. La population était terrorisée par les bombes volantes qui s’abattaient depuis la mi-juin sur Londres et le sud de l’Angleterre ; les V1, die VergeltungsWaffen — les armes de la vengeance —, étaient l’un des derniers espoirs d’Hitler pour reprendre le contrôle de la guerre. Les V1 étaient lancées depuis des rampes installées le long des côtes de la Manche ; rapides, silencieuses, il en tombait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, jusqu’à deux cent cinquante par jour, et parfois près de cent pour la seule ville de Londres ; les morts se comptaient déjà en milliers, et on évacuait les enfants dans les campagnes éloignées hors de portée des missiles. Un escadron de Spitfire passa bruyamment dans le ciel ; Laura n’y prêta pas attention ; Stanislas et Doff suivirent les avions du regard, inquiets.

Le Renseignement britannique ne parvenait pas à localiser l’emplacement des rampes des V1 : l’armée ne pouvait localiser les fusées que lorsqu’elles étaient déjà lancées au-dessus de la Manche. La DCA parvenait à en abattre certaines, mais la RAF, elle, était relativement impuissante face à ces attaques, bien différentes des hordes de bombardiers du Blitz : la chasse pouvait bien tirer sur les fusées en plein vol, mais l’explosion soufflait ensuite dangereusement les avions de combat. Plusieurs appareils avaient ainsi été perdus. Il existait cependant un moyen, spectaculaire et périlleux, pour éviter que les missiles ne tombent sur des zones habitées : certains pilotes de Spitfire parvenaient à dévier leur trajectoire en glissant leur aile sous un aileron de la bombe.