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Laura s’écarta du chemin pour montrer à Philippe des canards sur un étang ; elle posa les yeux, amusée, sur Doff et Stanislas, qui avaient prudemment interrompu leur conversation. Elle savait très bien qu’ils parlaient d’Overlord. Elle remercia le Ciel d’avoir mis ces deux hommes dans sa vie et dans celle de Philippe. Sans eux, elle ne savait pas ce qu’elle serait devenue.

Stanislas observa les ondes calmes. Les Alliés avançaient inexorablement en France ; mais si les opérations militaires allaient mener assurément à la victoire, elles n’effaçaient pas pour autant les antagonismes entre les Alliés et les Français. Les relations étaient tendues. Les Français libres avaient été tenus à l’écart des préparatifs d’Overlord, et de Gaulle n’avait été averti de la date du Débarquement qu’au dernier moment. Il avait réalisé en même temps que la France ne serait pas assurée de pouvoir s’administrer elle-même après sa libération, et il était entré dans une colère noire contre Churchill et Eisenhower, refusant même, lors du lancement d’Overlord, le 6 juin, de prononcer son appel au rassemblement de toutes les forces de résistance sur les ondes radio. Il s’y était finalement résigné, le soir, tard. À présent, le problème était le sort des agents de la Section F du SOE après la guerre. La section SOE/SO était engagée dans d’âpres négociations avec la France libre sur le statut à accorder, après la libération, aux Français qui avaient combattu dans les rangs SOE ; la question avait été soulevée avant le Débarquement et elle était en suspens depuis des mois ; au grand désespoir de Stanislas, les discussions n’avaient pour l’instant abouti à rien. Certains envisageaient même de considérer les agents français du SOE comme des traîtres à la nation pour avoir collaboré avec une puissance étrangère.

Laura prit son fils dans les bras. De sa main libre, elle saisit une poignée de gravier et la lança dans l’eau ; les canards, croyant recevoir de la nourriture, se précipitèrent. Laura rit. Et les deux hommes en arrière sourirent.

Ils allèrent s’asseoir sur un banc pour poursuivre leur conversation.

— J’ai fait ce que tu m’as demandé, dit Doff.

Stanislas approuva de la tête.

— Le Contre-espionnage qui espionne, pesta Doff, tu veux qu’on me pende, hein ?

Stanislas esquissa un sourire.

— Tu n’as fait que consulter un dossier. Qui enquête ?

— Plus personne pour le moment. Dossier en suspens. Avec Overlord, on a d’autres priorités.

— Et qu’as-tu découvert ? interrogea Stanislas, nerveux.

— Pas grand-chose. Je pense que l’affaire va être classée. Ils ont été arrêtés, comme des dizaines d’agents. Soit ils ont commis une erreur, soit on les a dénoncés.

— Mais qui les aurait balancés ?

— Je l’ignore. Même pas forcément un salopard : un résistant arrêté et torturé, peut-être. Tu sais ce qu’ils leur font…

— Je sais. Et une taupe dans le Service ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Apparemment personne ne connaissait l’existence de l’appartement de Faron. Je vois donc difficilement comment une taupe…

— On connaît même pas toutes les planques des agents à Baker Street !

— Il a été parachuté seul ?

— Oui, un pianiste devait le rejoindre plus tard.

— C’est vrai. Mais, d’après Laura, Faron avait dit que c’était officiellement un appartement sûr. La Section F aurait dû être au courant.

— Quoi d’autre ?

— Pal était à Paris. Il n’avait rien à y faire, il avait été parachuté dans le Sud. Que diable faisait-il là ? C’était pas son genre de désobéir aux ordres…

Stanislas acquiesça.

— Il devait avoir une bonne raison d’aller à Paris, mais laquelle ?… Le dossier mentionne-t-il les interrogatoires de Laura ?

— Oui. Apparemment Faron avait préparé un attentat contre le Lutetia, dit Doff.

— Le Lutetia ?

— Comme je te dis, il aurait montré des plans à Laura. Y avait un attentat de prévu ?

— Non, pas que je sache…

— Selon l’ordre de mission, Faron avait été envoyé à Paris pour préparer des cibles en vue de bombardements.

— Peut-être un bombardement du Lutetia ? suggéra Stanislas.

— Non. Il préparait un attentat à l’explosif.

— Bigre.

— Qu’est-ce que tout ça signifie selon toi ? demanda Doff.

— Je n’en sais rien.

— Quand je le pourrai, j’irai à Paris pour enquêter, dit Doff. Est-ce que le père de Pal est au courant que son fils est…

— Non, je ne crois pas. Son père… Tu sais, pendant les écoles de formation, il en parlait souvent. C’était un bon fils ce Pal.

Doff acquiesça et baissa la tête, triste.

— Dès qu’on pourra le prévenir, on le fera, déclara-t-il.

— Il faudra le faire bien.

— Oui.

Ils n’avaient pas vu Laura qui venait vers eux, Philippe toujours dans ses bras.

— Vous parliez de Pal, hein ?

— On disait que son père n’était pas courant de son décès, expliqua tristement Stanislas.

Elle les dévisagea tendrement et s’assit entre eux deux.

— Il faudra aller à Paris alors, dit-elle.

Les deux agents acquiescèrent et passèrent les bras derrière elle, en signe de protection. Puis, sans qu’elle le remarque, ils se regardèrent mutuellement ; ils en avaient parlé plusieurs fois dans le secret de Baker Street. Ils voulaient comprendre ce qui s’était passé à Paris, ce jour d’octobre.

*

Assis à son pupitre, Kunszer fixait le téléphone, épouvanté par la nouvelle : Canaris, le chef de l’Abwehr, avait été arrêté par le contre-espionnage du Sicherheitsdienst. Depuis l’attentat contre Hitler, huit jours plus tôt, les hauts officiers allemands étaient tous surveillés ; on avait tenté de tuer le Führer en plaçant une bombe dans une salle de réunion du Wolfsschanze, son quartier général près de Rastenburg. La répression au sein de l’armée était terrible, les soupçons pesaient sur tout le monde, le Contre-espionnage avait mis les téléphones sur écoute. Et Canaris qui avait été arrêté. Faisait-il partie des conspirateurs ? Qu’adviendrait-il de l’Abwehr ?

Il avait peur. Pourtant, il n’avait pas participé à la conspiration, il n’avait rien fait, et c’était justement pour cette raison qu’il avait peur : il y avait des mois qu’il n’avait plus rien fait pour l’Abwehr ; si on se penchait sur son cas, on prendrait sa passivité pour de la trahison. Mais, s’il était inerte, c’est parce qu’il ne croyait plus depuis longtemps à la victoire allemande. Et maintenant, les Alliés avançaient en France ; dans quelques semaines, ils seraient aux portes de Paris. Bientôt la fière Allemagne fuirait, il le savait. Les armées se replieraient, et le Reich aurait alors tout perdu, ses fils et son honneur.

Il avait peur. Peur qu’on vienne l’arrêter pour haute trahison lui aussi. Mais jamais il n’avait trahi. Tout au plus avait-il eu ses propres opinions. Si ça ne tenait qu’à lui, il resterait barricadé dans son bureau du Lutetia, son Luger à la main, prêt à abattre les SS qui lui donneraient l’assaut, prêt à se faire sauter la cervelle lorsque les Britanniques qu’il avait tant combattus rentreraient en char dans Paris. Mais il y avait le père ; on n’abandonne pas son père. S’il sortait encore, c’était pour lui.