Выбрать главу

56

Les armées allemandes ne pouvaient plus rien contre l’inexorable avancée alliée, redoutablement appuyée par la Résistance. Dans les premiers jours d’août, les Américains prirent Rennes ; à la fin de la première semaine, la Bretagne entière était libérée. Puis les blindés de l’US Army entrèrent au Mans et, le 10 août, à Chartres.

Key et son groupe, qui en avaient terminé avec le Nord à présent libéré, furent déployés avec une unité de SAS dans la région de Marseille, en prévision du débarquement en Provence.

Dans le maquis, Claude poursuivait son enquête, à la recherche du conspirateur qui avait livré Pal aux Allemands. Mais si Pal avait été trahi par un maquisard, comment l’Abwehr était-elle parvenue à remonter jusqu’à l’appartement de Faron ? En le suivant ? Celui qui avait donné Pal était peut-être indirectement responsable de la capture de Faron. Il fallait trouver le coupable. Sur les quatre personnes à avoir réceptionné Pal à son atterrissage, Claude n’avait aucun doute sur Trintier, et ses investigations avaient mis Donnier hors de cause. Restaient Aymon et Robert. Après avoir longuement réfléchi à la question, ce dernier lui apparaissait comme le principal suspect, car rien ne le disculpait vraiment : Robert était chargé de faire la liaison entre le maquis et l’extérieur, il vivait dans un village proche et assurait notamment l’approvisionnement des combattants en nourriture ; il avait pu traiter avec les Allemands sans éveiller de soupçons. Claude avait longuement observé le comportement de Robert et Aymon ; ils étaient tous deux de braves résistants et de fiers patriotes. Mais cela ne voulait plus rien dire.

*

Le 15 août, l’opération Dragoon fut lancée ; les forces américaines et françaises débarquèrent en Provence depuis l’Afrique du Nord. Les réseaux, alertés la veille par un message de la BBC, participèrent aux combats.

De nombreux volontaires se pressèrent vers les maquis pour prendre les armes. Les Allemands n’opposaient que très peu de résistance. Dans les villages, se mêlant aux uniformes des soldats français et américains, les combattants de tous bords et de toutes factions exhibaient leurs insignes et leurs armes, pour marquer leur fierté de participer à la libération. Cet engouement populaire donna lieu aux premières tensions entre Claude et Trintier : Claude se méfiait de l’afflux de combattants de la dernière heure, il voulait que Trintier y mette un terme. Les nouveaux arrivants n’étaient pas formés, il n’y avait pas suffisamment de matériel, et surtout, il soupçonnait des collaborateurs, voyant le vent tourner, de se mêler aux maquisards. La France devrait les juger.

— C’est beau tous ces Français volontaires ! protestait Trintier. Ils veulent défendre leur pays.

— Il y a quatre ans qu’ils auraient dû s’y mettre !

— Tout le monde n’a pas la carrure d’un héros de guerre…

— C’est pas la question ! On va pas prendre des gens qui ne connaissent rien au combat. Ta responsabilité, c’est aussi que tes hommes survivent.

— Et qu’est-ce que je leur dis, moi, à ceux dont on ne veut pas ?

— Envoie-les dans les hôpitaux, où ils seront plus utiles qu’ici. Ou chez les FFI… ils ont toujours besoin de monde.

Après une journée particulièrement éprouvante et une énième dispute avec Trintier, Claude s’isola sur une petite butte ; il était de très mauvaise humeur. Il venait d’inspecter les vivres et le matériel : il manquait des outils et de la nourriture de la dernière livraison de la RAF. Il soupçonnait Robert, plus que jamais ; seul lui pouvait quitter le maquis avec du matériel. Si c’était lui, que devait-il faire ? Claude était nerveux, agacé. Après quelques minutes, Gros vint le trouver. Il faisait très chaud, et Gros lui apportait une bouteille d’eau. Claude le remercia.

— Elle est bien fraîche, dit-il en buvant au goulot.

— Je l’ai mise au ruisseau… J’aime bien cette butte. Ça me rappelle l’école.

— L’école ?

— Wanborough Manor, la butte où on fumait.

— Toi, tu fumais pas.

— P’t-être, mais je jouais avec les mulots. J’aime pas trop fumer, ça me fait une toux… Tu sais, Cul-Cul, j’ai bien aimé les écoles.

— Arrête ! C’était horriblement difficile.

— Sur le moment, j’ai pas aimé. Mais maintenant que j’y pense, c’était pas si mal. On se levait tôt, mais on était tous ensemble…

Silence. Gros avait besoin de se confier, mais il sentait que Claude était en rogne. Pourtant il lui avait donné sa bouteille d’eau, celle qu’il se gardait bien au frais, sous une pierre du ruisseau.

— Tu t’es encore fâché avec Trintier ? demanda Gros pour apaiser son ami.

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il veut prendre tout le monde dans son foutu maquis, et que je veux pas.

— C’est vrai, on a pas trop de munitions…

— Bah, c’est pas le problème, on peut s’en faire livrer autant qu’on veut à présent que les Américains sont là. Mais moi, je veux pas que des collabos prennent le maquis pour se faire absoudre : les collabos devront payer pour ce qu’ils ont fait.

— C’est quoi absourde ?

— Absoudre. C’est quand Dieu te pardonne.

— Et Dieu leur pardonnera ? Dieu doit pardonner à tout le monde, non ?

— Peut-être que Dieu leur pardonnera. Mais les Hommes, jamais !

Ils restèrent assis un long moment.

— Cul-Cul ?

— Oui.

— Est-ce que tu crois que Laura a eu son petit Pal ?

— On est en août… Oui, sans doute.

— J’aimerais bien le voir.

— Moi aussi.

Silence.

— Cul-Cul ?

— Quoi encore ?

Claude était nerveux, il se sentait mal, il voulait que Gros le laisse tranquille.

— Je suis fatigué, dit Gros.

— Moi aussi. La journée a été longue. Alors va te reposer un peu, je viendrai te chercher pour dîner.

— Nan, c’est pas ça… Je suis fatigué de la guerre.

Claude ne répondit rien.

— Tu as tué des Hommes, Cul-Cul ?

— Oui.

— Moi aussi. Je crois que ça nous hantera toute notre vie.

— On a fait ce qu’on devait faire, Gros.

— Je ne veux plus tuer…

— Va te reposer, Gros. Je viendrai te chercher plus tard.

Le ton était sec, désagréable. Gros se leva et s’en alla, triste. Pourquoi son petit Claude ne voulait-il pas discuter un peu avec lui ? Il se sentait seul ces derniers temps. Il partit s’allonger sous un pin centenaire. Il lui sembla percevoir le bruit des combats au loin. Peu avant le lancement de Dragoon, les Alliés avaient intercepté un message d’Hilter qui ordonnait à ses troupes de quitter le sud de la France et de se replier vers l’Allemagne. Les services de renseignement s’étaient arrangés pour que la consigne ne parvienne jamais aux garnisons de Provence ; surprises par le Débarquement, elles étaient à présent écrasées par les unités américaines et françaises. La domination du Reich sur la France s’écroulait ; et au même moment, à Paris, l’insurrection grondait.

57

Dans la pénombre derrière les rideaux tirés, terré dans son bureau du Lutetia, il fixait sa Katia. C’était le 19 août, les Américains étaient aux portes de la ville et les chars du général Leclerc ne tarderaient plus.

Le Lutetia était désert ; tous les agents de l’Abwehr avaient fui. Seuls quelques fantômes, errant en uniformes, profitaient des derniers luxes de l’hôtel. Champagne, caviar ; quitte à perdre la guerre, autant faire les choses bien. À la fenêtre, la tête pointant entre les deux pans de feutre, Kunszer scrutait le boulevard. Il savait qu’il était temps de partir. Rester, c’était mourir. C’était la fin de l’après-midi. Cela faisait bientôt un an qu’on lui avait pris sa Katia. Il saisit sa petite valise en cuir ; il y mit sa Bible et sa photo adorée. Il répéta ses gestes plusieurs fois pour retarder son départ. Le reste n’avait guère plus d’importance.