Il fit un dernier pèlerinage devant la chambre 109. Il descendit à pied au rez-de-chaussée. Le standard, les mess, le restaurant, la plupart des pièces étaient vides ; l’Allemagne allait bientôt être déchue ; il était triste. Tout ça pour ça. Plus rien n’avait de sens, ni lui, ni personne, ni les Hommes, ni rien. Sauf les arbres peut-être.
Il se fit servir un dernier café ; il le but lentement, pour retarder l’échéance fatale. Lorsqu’il passerait la porte de l’hôtel, avec sa valise, il n’y aurait plus d’espoir. Il aurait tout perdu, il battrait en retraite, on lui donnerait du Vae victis, l’Allemagne serait battue. Sa Katia serait morte sous les bombardements alliés, sa Bible ne servirait plus qu’à la prière des morts, et sa photo ne serait que la marque du deuil.
En avalant la dernière gorgée, il lui sembla que les oiseaux ne chanteraient plus jamais. Puis il sortit du Lutetia. Il salua poliment le portier :
— Au revoir, Monsieur, lui dit-il.
Le portier ne lui rendit pas son salut ; serrer la main d’un officier allemand aujourd’hui, c’était risquer d’être fusillé demain.
— Je suis désolé pour tout ce merdier, ajouta Kunszer pour converser un peu. Vous savez, ce n’était pas ce qui était prévu. Ou peut-être que si. Je ne sais plus. À présent que vous allez redevenir un peuple libre, je devrais vous souhaiter bonne chance pour votre nouvelle vie… Mais la vie, Monsieur, la vie est certainement la plus grande catastrophe que l’on ait conçue.
Et il s’en alla. Digne. Pour la dernière fois, il prit le chemin de la rue du Bac. Il monta au premier étage, il sonna à la porte. Était venu le temps redouté des au revoir.
Dans l’appartement, le père bouillonnait d’excitation :
— C’est vrai ce qu’on dit ? Les Allemands battent en retraite ? Paris sera bientôt libéré ?
Il n’avait pas vu la valise que Kunszer tenait à la main.
— Oui, Monsieur. Bientôt les Allemands ne seront plus rien.
— Alors vous avez gagné la guerre ! s’exclama le père.
— Sans doute. Et si nous ne l’avons pas gagnée, au moins les Allemands l’ont-ils perdue.
— Vous n’avez pas l’air content.
— Détrompez-vous.
Kunszer n’osa pas dire qu’il ne reviendrait plus ; le père paraissait si heureux.
— Et mon Paul-Émile, alors ? Il va revenir ?
— Bientôt, oui.
— Demain ?
— Un peu plus tard.
— Quand alors ?
— Il y a la guerre dans le Pacifique…
— Et ça se passe aussi depuis Genève ? interrogea le père, incrédule.
— C’est à Genève que tout se passe, Monsieur.
— Quelle ville. Quelle ville !
Kunszer, ému, regarda le père qu’il ne reverrait jamais plus. Il ne trouvait ni les mots ni le courage pour lui annoncer son départ.
— Monsieur, pouvez-vous me remontrer les dernières cartes de Paul-Émile ?
— Les cartes ? Les cartes. Mais bien sûr !
Le visage du père s’illumina. Il se dirigea vers la cheminée, saisit le livre, compta les cartes postales et les contempla longuement, subjugué.
— Ah, Genève, ah, mon fils ! Dire qu’il dirige cette guerre, c’est fou. Je suis si fier de lui, vous savez. Mon seul regret est que sa mère ne soit pas là pour voir… Au fait, quel grade a-t-il pour assumer toutes ces responsabilités ? Colonel au moins, non ? Colonel ! Tsss… C’est fou d’être colonel si jeune. Quel avenir il a devant lui ! Vous savez, après ça, il pourrait envisager la présidence, qu’en pensez-vous ? Pas tout de suite bien sûr, mais plus tard, pourquoi pas. Colonel. Il est colonel, c’est ça ? Hein ? Hein ?
Le père se tourna vers son interlocuteur, mais il n’y avait personne.
— Werner ? Où êtes-vous, mon ami ?
Pas de réponse.
— Werner ?
Il fit quelques pas jusqu’au couloir : la porte d’entrée était ouverte.
— Werner ? appela encore le père.
Il n’y avait plus que le silence.
Dans la rue, une silhouette courait sur le boulevard en direction de la gare de Lyon, une silhouette avec une valise. Kunszer s’enfuyait. Il n’était plus Allemand, il n’était plus Homme, il n’était plus rien. Canaris, son héros, avait eu la présence d’esprit, quelques mois plus tôt, de mettre sa famille en lieu sûr, hors d’Allemagne. Lui-même n’avait personne à mettre à l’abri ; plus de Katia, et pas d’enfants. Finalement, il était heureux de n’avoir pas eu d’enfants ; ils auraient eu tellement honte de leur père.
Sur le boulevard, Kunszer courait. On ne le reverrait plus. D’ici quelques jours, les Alliés libéreraient Paris. Les bombardements et la destruction de la ville tant redoutés par Pal n’auraient jamais lieu.
58
Fin août, dans Marseille libérée, Gros et Claude se promenaient sur le port, brassard tricolore au bras et arme à la ceinture.
— Respire l’odeur de la mer ! criait Gros.
Claude souriait.
Ils en avaient terminé. Ils allaient rentrer à Londres.
— C’est tout fini le SOE ? demanda Gros.
— J’en sais rien. Tant que la guerre n’est pas finie, le SOE n’est pas fini.
Gros hocha la tête.
— Et nous alors ?
— J’en sais rien non plus, Gros.
— J’ai envie de revoir Laura, j’ai envie de voir le bébé ! J’espère que c’est un garçon, comme Pal. Dis, Cul-Cul…
— Quoi ?
— Même si la guerre se termine un jour, tu pourrais continuer à m’appeler Gros ?
— Si tu veux…
— Promets, c’est important.
— Alors je promets.
Gros soupira de soulagement et se mit à courir, comme un enfant joyeux. De toute sa vie, il n’avait jamais ressenti pareille sensation ; il avait surmonté la formation du SOE, puis il avait survécu à ses missions, à un interrogatoire de la Gestapo. Il avait survécu aux coups, à la peur, à l’angoisse de la clandestinité ; il avait vu ce que s’étaient fait, entre eux, les frères humains, et il avait survécu aussi. Ç’avait sans doute été cela le plus difficile : survivre au désastre de l’humanité, ne pas renoncer et tenir bon. Les coups ne sont que des coups ; ils font mal, un peu, beaucoup, puis la douleur s’estompe. Pareil pour la mort ; la mort, ce n’est que la mort. Mais vivre en Homme parmi les hommes, c’était un défi de chaque jour. Et cette puissante sensation de bien-être que ressentait Gros aujourd’hui, c’était de la fierté.
— On est des hommes bons, hein, Cul-Cul ? cria le géant.
— Oui.
Puis le curé murmura encore : « Nous sommes des Hommes. » Et, pris de mélancolie, il sourit à son ami. Comment Gros, après tout ce qu’il avait accompli, pouvait-il encore douter de ce qu’il était ? Il s’assit sur un banc, et il contempla le géant qui lançait des cailloux sur les mouettes. Soudain, il sentit une main lourde sur son épaule, et se retourna vivement : derrière lui se tenait un bel homme en uniforme sombre. Key.
— Nom de Dieu ! lâcha Claude.
— Tu dis nom de Dieu maintenant ? sourit Key. Finalement la guerre t’a fait du bien.