Выбрать главу

Key pesta.

— Ça me ferait mal qu’il foute le camp en direction de Berlin avec une colonne de Boches.

Ils attendirent encore ; leurs jambes étaient engourdies par les crampes mais ils tenaient bon, au nom de Pal et de Faron, que Robert, le traître infâme, avait donnés. Et ce fut le crépuscule ; l’heure du dîner était déjà passée, mais une bonne odeur de cuisine venue de la maison embaumait encore l’atmosphère. Une camionnette arriva et se gara devant l’atelier.

— C’est lui, murmura Claude.

Une silhouette descendit du véhicule. Robert était un petit homme d’apparence sympathique, costaud et un peu dégarni ; il ne devait pas avoir plus d’une quarantaine d’années. Il sifflota gaiement, abaissa ses manches et lissa de ses mains le tissu froissé. Puis, au moment où il entra dans la maison, deux ombres surgirent derrière lui et le poussèrent violemment à l’intérieur. Sans qu’il pût réagir, il se retrouva au sol. Tournant la tête, il vit, dans l’encadrement de la porte, Claude, l’agent du maquis, et un autre jeune homme, large d’épaules et en uniforme.

— Claude ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda Robert, un peu effrayé.

— Qu’est-ce que t’as fait, Robert ? Dis-moi que t’as une bonne explication ! hurla Claude.

— Mais de quoi tu parles ?

Key lui asséna un coup de pied dans le ventre et l’homme gémit de douleur ; sa femme accourut, suivie par ses deux enfants.

— Mais qui êtes-vous ? cria-t-elle, apeurée, la voix pleine de sanglots.

Les deux intrus avaient le regard sombre.

— Partez, Madame, dit Key d’une voix orageuse.

— Partez vous-même, bon sang ! répondit-elle.

Key lui attrapa le bras et le tordit.

— Barrez-vous avant que je vous fasse tondre par les FFI !

Les enfants étaient terrifiés, la femme les emmena hors de la maison ; pour passer la porte d’entrée, ils durent enjamber leur père, toujours au sol, qui tremblait de terreur. Dès qu’ils furent partis, Claude referma la porte ; il avait le visage convulsé par la haine et, d’emblée, il décocha un terrible coup de pied dans le dos de Robert, qui hurla.

— Pourquoi t’as fait ça ? demanda Claude. Au nom du ciel, pourquoi ?

— Parce qu’il le fallait ! cria Robert. À cause de la guerre !

— Parce qu’il le fallait ? répéta Claude, abasourdi.

Claude le noya sous les coups. Son corps tout entier était envahi par la rage ; les hommes qui avaient tué des Hommes n’étaient plus des hommes. Son cœur explosait de haine. Key se mit à frapper aussi ; l’homme s’était roulé en boule pour se protéger.

— Je suis désolé ! hurlait-il. Je suis désolé !

Ils tapaient de toutes leurs forces.

— Désolé ? Désolé ? cria Key. Mais à ce niveau, on ne peut plus être désolé !

Key le releva en l’attrapant par la chemise, qui se déchira en partie, et le frappa au ventre. Comme l’homme se pliait en deux, Key ordonna à Claude de le tenir. Claude le tint fort, et Key lui infligea une série de coups de poing dans le visage. Il lui cassa le nez, des dents. Key avait les phalanges couvertes de sang. Robert hurlait, et les suppliait d’arrêter.

— Saloperie de collabo ! Tu vaux moins qu’un chien ! vociférait Claude à son oreille, tout en le maintenant bien droit pour que Key puisse encore lui écraser les pommettes.

Lorsqu’ils jugèrent que Robert avait eu son compte, ils le traînèrent hors de la maison et le laissèrent gésir par terre, dans la poussière, le corps déformé. Claude trouva un bâton et le battit encore. Puis, ils allèrent chercher un bidon d’essence dans l’atelier, et retournèrent à la maison ; ils déversèrent l’essence sur le sol et sur les rideaux. Et Claude, à l’aide de son briquet, se chargea d’allumer l’incendie.

Ils sortirent rapidement et regardèrent la maison qui s’embrasait lentement dans la nuit.

— Pourquoi ? gémit Robert, baignant dans son sang et défiguré. Claude, pourquoi tu m’as fait ça ?

Claude fut ébranlé que sa victime l’appelle par son prénom. Non, il n’était pas Claude, il n’était pas le gentil curé. Il était le vengeur de Pal. Il faisait en sorte que tout ceci ne recommence jamais. Plus jamais.

— Ça, ce n’était rien, Robert. La France te jugera. Tu es responsable de la mort de deux grands soldats.

— Parce que j’ai volé quelques pinces et des boîtes de conserve ?

— La ferme ! Tu as livré Pal ! hurla Key. Avoue ! Avoue !

Enflammé par la colère, il appuya le canon de son revolver contre la joue de Robert.

— Avoue !

— Pal ? L’agent que j’ai conduit à Nice ? Mais je n’ai trahi personne. Je n’ai rien fait, jura le supplicié. J’ai fait du marché noir, oui. C’est tout.

Silence. Robert avait du mal à parler, mais il poursuivit.

— Oui, j’ai volé quelques conserves pour le marché noir. Pour gagner un peu d’argent, pour nourrir mes gosses. Mes gosses avaient tellement faim. Mais le maquis n’a pas crevé de faim, sinon j’aurais pas fait ça. Et j’ai pris des outils pour mon garage. Des outils qu’on utilisait pas, ou qu’on avait en double. Oui, c’était mal, mais pourquoi m’avoir fait ça ? Pourquoi brûler ma maison pour quelques conserves ?

Silence.

— J’ai servi mon pays, j’ai lutté contre les Allemands. J’ai lutté avec toi, Claude. J’ai lutté à côté de toi. On s’est fait confiance, tu te rappelles le dépôt de locomotives qu’on a fait sauter ensemble ?

Claude ne répondit pas.

— Tu te rappelles ? Je vous ai emmenés en camionnette. Je vous ai aidés à poser les charges. Tu te souviens ? Il fallait ramper sous les locomotives, pas facile, ça non, pas facile. Les locomotives sont basses, et moi qui suis un peu costaud, j’ai bien cru que j’allais rester coincé, tu te souviens ? On a ri après ça. On a ri.

Silence.

— Je vous rembourserai la nourriture, je vous donnerai de l’argent, je vous rendrai les outils, j’en rachèterai même d’autres. Mais pourquoi m’avoir fait ça… Vous êtes venus libérer la France, au péril de votre vie… Tout ça pour brûler la maison d’un voleur de boîtes de conserve. Tout ça pour ça ? C’est donc ça l’idéal qui vous a emmenés jusqu’ici ? Mais Seigneur ! Je suis un honnête Français. Un bon père et un bon citoyen.

Robert cessa de parler. Il n’en pouvait plus. Il avait tellement mal. Il avait envie de mourir tant il avait mal. Et sa maison qui brûlait. Il l’aimait cette maison. Où vivraient-ils maintenant ?

Il y eut un long silence. Le crépitement des flammes avait supplanté les bruits de la nuit. Key rengaina son arme. Par la fenêtre de la maison voisine où s’étaient réfugiés la femme et les enfants de Robert, terrifiés, il croisa le regard de l’enfant qui regardait son père, battu et humilié sous ses yeux.

La maison brûlait, les flammes s’élevaient haut dans le ciel. L’homme, couché dans la poussière, sanglotait. Claude se passa une main sur le visage. Robert était innocent.

— Qu’avons-nous fait, Key ? souffla-t-il.

— Je n’en sais rien. Nous ne sommes même plus des Hommes.

Silence.

— Il faut qu’on rentre, il faut partir. Partir et oublier.

Key acquiesça. Partir et oublier.

— Je me charge de nous trouver un avion pour Londres, dit-il. Va chercher Gros.

QUATRIÈME PARTIE

59

Plus personne ne l’aimait. Alors il était parti. Sur le pont du bateau qui l’emmenait à Calais, Gros regardait l’Angleterre qui s’éloignait. Le vent furieux de la fin d’automne lui battait le visage. Il était si triste. C’était la fin octobre 1944, et plus personne ne l’aimait.