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Key, Gros et Claude étaient retournés à Londres au début du mois de septembre. À son arrivée, Gros avait été envahi par l’euphorie : quelle joie de retrouver les siens, Stanislas, Doff et Laura, quelle joie de serrer Laura contre lui. L’enfant était né le jour du Débarquement. Un garçon, prématuré d’un mois mais en pleine santé. Un petit Philippe. Et en le voyant pour la première fois, Gros avait su que désormais cet enfant serait sa raison de vivre ; son presque fils, son rêve. Quelle joie de voir l’enfant de Pal, de le porter dans ses bras ; quelle joie d’être tous ensemble dans le grand appartement de Bloomsbury. Quelle joie !

Septembre avait été un mois de victoire, Gros avait aimé ce septembre-là. Londres avait retrouvé toute sa quiétude, il n’y avait plus de fusées : grâce à la Résistance, les rampes de lancement installées sur le littoral français avaient été localisées et toutes détruites par la RAF. La France était un pays libre ; dans le courant du mois, les dernières villes avaient été libérées, et les armées alliées débarquées en Normandie et en Provence s’étaient rejointes à Dijon. Si la guerre en Europe n’était pas terminée et se poursuivait à l’Est et en Allemagne, la Section F, elle, avait achevé sa tâche. Le groupe SOE/SO était parvenu à un accord avec la France libre sur le sort des agents français du SOE : ils pourraient soit retourner à la vie civile en France sans être inquiétés, soit intégrer l’armée française à un grade identique à celui obtenu dans le Service.

Ils avaient donc contribué à terrasser les Allemands : ni leurs souffrances, ni leurs peurs n’avaient été vaines. Ils pouvaient être fiers, heureux. Mais ce n’était pas le cas. Et rapidement, Gros constata qu’il n’y avait plus de joie à Bloomsbury.

Claude et Key étaient sombres, tourmentés, l’âme déchirée ; ils ne riaient plus, ils ne sortaient plus. Personne ne savait pour Robert, personne ne devrait jamais savoir ; ils se muraient dans le silence de la honte. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls dans une chambre et que Claude se hasardait à aborder le sujet, Key, pour couper court à la conversation, répétait que c’était aussi ça les aléas de la guerre, qu’on ne pouvait pas attendre mieux d’eux qui avaient passé deux ans dans des conditions épouvantables, qu’il ne fallait plus y penser, et que bientôt ils oublieraient.

— Mais nous avons haï ! se lamentait Claude.

— Nous nous sommes battus ! nuançait Key.

Claude en doutait : les ennemis sont mortels, mais pas la haine. Elle empoisonne le sang et se transmet des parents aux enfants, pendant des générations ; et alors plus rien ne cesse jamais, les combats sont vains. Qu’importe de tuer l’ennemi si l’on ne vient pas à bout de ses instincts de haine, terribles gorgones.

Gros ne comprenait pas ce qui se passait ; il se sentait si seul. Il avait tant rêvé à ce retour, mais il avait l’impression qu’on ne l’aimait plus. Claude l’évitait ; et lorsque Gros lui avait demandé pourquoi il était si triste, le curé n’avait jamais répondu. Une fois, il lui avait simplement dit : « Tu ne pourrais pas comprendre, Alain  », et Gros avait eu le cœur brisé par le chagrin.

Stanislas était encore en charge de groupes interalliés pour les sections des pays de l’Est. Il n’avait guère de temps pour s’occuper de Gros. Doff non plus, encore occupé au Contre-espionnage.

Quant à Laura, d’ordinaire si radieuse, à mesure qu’avait avancé l’automne, elle avait été rattrapée par le calendrier, et par le premier anniversaire de la mort de Pal ; elle était triste. Le bon Gros trouvait que les dates et les calendriers sont de bien vilaines inventions qui ne servent qu’à accabler les gens de tristesse en rappelant que les morts sont morts, ce que tout le monde sait déjà. Il avait bien essayé de la divertir, de lui changer les idées, de l’emmener dans les boutiques, les cafés. Sans grand succès. Pourquoi ne retournaient-ils pas dans ce café, près du British Museum, où elle lui avait révélé sa grossesse ? Ah, il avait été si fier d’être dans le secret. Il lui avait aussi proposé plusieurs fois de s’occuper du petit Philippe, pour qu’elle en soit déchargée ; il s’en occuperait bien, il était un peu son faux-père. Mais il avait vu que Laura n’était pas à l’aise. D’ailleurs, elle ne confiait jamais l’enfant à lui seul, on le disait trop brusque, trop distrait ; elle n’était pas tranquille lorsqu’il le prenait dans ses bras. Ah, malheur, malheur de l’existence, lui qui avait rêvé de cet enfant pendant les mois de guerre ! Certains après-midi, quand il faisait doux, il avait accompagné Laura dans les parcs ; les arbres d’automne flamboyaient ; elle riait avec son fils dans les bras, magnifique, magnifiques tous les deux. Elle levait Philippe dans le ciel et l’enfant riait, comme sa mère. Et Gros les contemplait ; il était tenu à l’écart, lui, le gros-lard-de-rien-du-tout-juste-bon-à-pousser-le-landau. Il avait l’impression de n’avoir pas le droit d’exister pour cet enfant ; il souffrait. Pourquoi diable ses amis le haïssaient-ils, lui qui les aimait tant ! Gros avait l’impression que l’inexorable malédiction de la fin de la guerre le frappait : la guerre se terminait et bientôt il n’existerait plus !

Il avait essayé d’en parler à Claude, plusieurs fois, mais Claude n’était plus le même. Ils dormaient ensemble à Bloomsbury, Philippe occupant sa chambre désormais, mais Claude évitait Gros. Il attendait toujours que le géant s’endorme pour venir se coucher. Gros essayait de rester éveillé ; il se pinçait pour ne pas s’assoupir et pouvoir parler avec Claude lorsqu’il viendrait ; il voulait lui dire combien il était triste, que le groupe n’était plus comme avant et qu’il ne comprenait pas pourquoi. Pourquoi cette vie de joie qu’il avait espérée pendant toute la guerre était-elle devenue une vie d’ombres et de tristesse ? Et puis, une nuit d’octobre, tout avait basculé : il était minuit passé, tout l’appartement dormait, mais Gros avait tenu bon, il ne s’était pas endormi. Il avait fait semblant, feignant de ronfler. Claude était venu se coucher, et Gros avait bondi ; il avait allumé la lumière et raconté sa vie de malheur. Mais Claude s’était fâché ; c’était la première fois qu’il se fâchait contre Gros.

— C’est plus comme avant, Cul-Cul, avait dit Gros en s’asseyant sur son matelas.

Claude avait haussé les épaules :

— Toi non plus, t’es plus comme avant, Gros.

Gros avait été profondément blessé.

— Si ! Je suis pareil ! Tu trouves que j’ai changé ? Hein, dis ? J’ai changé, c’est pour ça que vous voulez plus de moi ? Qu’est-ce qui s’est passé, Cul-Cul, c’est parce qu’on a tué des hommes ?

Pas de réponse.

— C’est ça, Cul-Cul ? C’est parce qu’on a tué des hommes ? J’y pense tout le temps. Je fais des cauchemars. Toi aussi, Cul ?

Claude s’était mis en colère.

— Arrête avec tes questions ! Et arrête de m’appeler Cul, ou Cul-Cul, ou n’importe quoi d’autre ! Il faut tourner la page maintenant ! On a fait ce qu’on avait à faire, voilà ! On a choisi. On a choisi tout ça ! On a choisi de faire la guerre et de porter des armes ! On a choisi de se laisser guider par notre propre colère, pendant que d’autres ont choisi de rester chez eux, le cul par terre. On a choisi de prendre les armes. Il n’y avait personne d’autre que nous pour faire ce choix, il n’y aura personne d’autre que nous pour l’assumer. On a choisi de tuer ! Ce qu’on est devenu, Gros, on l’a choisi. Nous sommes ce que nous sommes, Gros, pas ce que nous avons été. Tu comprends, ça ?

Gros n’était pas d’accord. Mais il y avait tellement de colère dans la voix de Claude ; il en était accablé. Pourquoi ne lui avait-il pas dit depuis le début qu’il n’aimait pas son surnom ? Il en aurait trouvé un autre. Il aurait pu l’appeler Renard, il trouvait que Claude ressemblait à un Renard. Après une longue hésitation, le doux géant osa répondre, d’une toute petite voix :