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— Mais est-ce qu’un jour nous arriverons à oublier ? J’aimerais oublier…

— Ça suffit, nom de Dieu ! Veux-tu savoir de quoi nous sommes capables ? De tout ! Et tu sais quoi, le plus verni d’entre nous c’est Pal. Car il n’aura jamais à vivre avec ce qu’il était devenu !

— Faut pas parler de Pal comme ça ! avait hurlé Gros.

Claude avait blasphémé, enfilé un pantalon, et il était parti de l’appartement, excédé. Dans la pièce voisine, Philippe, réveillé, s’était mis à pleurer ; Key et Laura s’étaient levés en sursaut, alertés par les bruits et les cris.

— Qu’est-ce qui se passe, Gros ? avait demandé Laura en entrant dans la chambre.

Il y avait si longtemps qu’elle ne lui avait pas parlé avec tant de douceur. Mais Gros n’en pouvait plus, il était à bout de nerfs. Il devait partir, loin.

— Marre de marre ! Marre de merde ! avait crié le doux géant.

— Mais Gros, que se passe-t-il ? répétait Laura.

Elle s’était approchée de lui et avait posé une main tendre sur son épaule.

Sans répondre, Gros s’était emparé de sa vieille valise et y avait jeté quelques affaires.

— Mais Gros… insistait Laura, qui ne comprenait rien.

— Marre de chiotte ! Je me fous le camp ! Je me fous le camp, je vous dis !

Ses yeux débordaient de larmes ; ah, il se détestait. Key, à son tour, avait essayé de lui parler, mais il n’avait rien voulu entendre. Il avait bouclé sa valise, enfilé son grand manteau et ses bottines, et il était parti en courant.

— Attends, Gros ! l’avaient imploré Laura et Key.

Il avait dévalé les escaliers, il était sorti dans la rue et avait couru le plus vite possible, fuyant dans la nuit. Pauvre de lui, il n’existait plus. Il n’avait existé qu’en faisant la guerre. Il s’était fait des amis, on lui avait trouvé des qualités. Laura lui avait même dit qu’il était le plus beau à l’intérieur. Le plus beau à l’intérieur, c’était un peu comme le plus beau tout court. Mais à présent, il n’était plus Gros-le-nom-de-guerre, mais Gros-le-gros. Il s’était arrêté dans une ruelle déserte, et avait laissé éclater de violents sanglots : il était l’homme le plus seul du monde. Même Claude ne voulait plus de lui ; plus personne ne l’aimerait jamais. Ni les hommes, ni les femmes, ni les renards. Peut-être ses parents. Oui, ses parents, il voulait retrouver sa mère, sa chère mère qui l’aimerait même s’il n’était qu’un sale gros. Il voulait pleurer dans ses bras. Il voulait rentrer en France pour toujours.

*

Ainsi Gros avait-il quitté Londres, persuadé qu’on ne l’aimait plus. Il avait pris l’autocar jusqu’à la côte, puis avait embarqué sur un bateau de pêche qui monnayait la traversée. Le bateau avançait lentement sur les eaux de la Manche. Au revoir les Anglais, et au revoir la vie.

Dans l’appartement, c’était l’incompréhension. Laura, Key, Claude, Doff et Stanislas avaient cherché Gros à travers la ville pendant deux jours. À présent, ils étaient tous réunis dans la cuisine. Tristes, ils se blâmaient.

— C’est ma faute, dit Claude. Qu’est-ce qui m’a pris de crier comme ça…

— Et moi… renchérit Laura. Je ne me suis pas beaucoup occupée de lui… À cause de Philippe.

Elle cacha son visage dans ses mains.

— Nous ne le retrouverons jamais !

Stanislas la consola.

— Ne t’inquiète pas, il va revenir. On a vécu deux années difficiles, bientôt tout ira mieux.

Claude, miné, quitta la cuisine et s’en alla dans sa chambre. Qu’était-il en train de devenir ? Après ce qu’il avait fait à Robert, voilà qu’il avait fait fuir Gros, son bon Gros, le meilleur des Hommes. Il s’agenouilla contre son lit. Seigneur, qu’avait-il fait ? Il revoyait sans cesse la maison de Robert qui brûlait : il avait torturé un malheureux, un voleur de boîtes de conserve. Il joignit les mains et se mit à prier ; il voulait Dieu de nouveau. Qu’était-il devenu ? Hanté, il priait.

Seigneur, aie pitié de nos âmes. Nous sommes couverts de cendres et de suie.

Nous ne voulons plus tuer.

Nous ne voulons plus nous battre.

Que sommes-nous devenus, nous qui étions Hommes et qui ne sommes plus rien ?

Où irons-nous désormais ? Nous ne serons plus jamais les mêmes.

Nous ne serons plus jamais des Hommes, car les Hommes, les vrais, n’ont jamais haï ; ils n’ont fait que chercher à comprendre.

Seigneur, qu’ont donc fait de nous nos ennemis, en nous forçant à la bataille ? Ils nous ont transformés : ils ont obscurci nos cœurs et brûlé nos âmes, terni nos yeux et souillé nos larmes. Ils nous ont changés, ils nous ont inoculé leur haine, ils ont fait de nous ce que nous sommes devenus.

Désormais, nous sommes capables de tuer, nous l’avons déjà fait.

Désormais, nous sommes prêts à tout, pour notre cause.

Retrouverons-nous le sommeil, le sommeil des justes ?

Retrouverons-nous la force ?

Pourrons-nous aimer de nouveau ?

Seigneur, la haine de l’autre se guérit-elle un jour ou nous a-t-elle contaminés à jamais ? Peste des pestes, maladie des maladies.

Seigneur, aie pitié de nos âmes.

Nous ne voulons plus tuer.

Nous ne voulons plus nous battre.

Nous ne voulons plus être aveuglés par la haine ; mais comment résister à la tentation ?

Guérirons-nous un jour de ce que nous avons vécu ?

Guérirons-nous un jour de ce que nous sommes devenus ?

Seigneur, aie pitié de nos âmes. Nous ne savons plus qui nous sommes.

60

Caen était une ville libre mais détruite. Les combats avaient été d’une rare violence ; pour venir à bout des derniers Allemands, la RAF avait tout pilonné.

Gros s’y rendit le lendemain de son arrivée à Calais. Il mit à son bras un brassard tricolore du SOE qu’il gardait toujours dans la poche de son manteau ; il ne voulait pas que la guerre soit déjà terminée. Sans la guerre, il n’était plus rien. Peut-être la Section F pourrait-elle reprendre du service sur le front Est. Ils seraient alors de nouveau réunis.

Il déambula à travers les gravats ; ses parents vivaient de l’autre côté de la ville. Gros aimait Caen ; il aimait la rue des cinémas, il aurait tant voulu être acteur, comme les vedettes américaines. Après son certificat d’études, il était devenu ouvreur, c’était un début. Et puis le temps avait passé, et puis il y avait eu la guerre, et il y avait eu le SOE. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu ses parents.

Il longea les ruines. Il marcha une heure environ. Il arriva dans son quartier, dans sa rue, et enfin presque devant chez lui. Il s’arrêta un instant, contemplant la rue, les passants, les maisons ; le kiosque, juste en face, n’avait pas bougé.

Comment revenait-on de la guerre ? Il n’en savait rien. Il resta un long moment sur le trottoir, puis, marchant à reculons, se glissa derrière les murs d’un pavillon détruit. À l’abri, il scruta la rue. Comment revenait-on de la guerre ?

Il regarda longuement sa maison. Là, tout près. Il pensait à ses parents. Si proches. C’était pour eux qu’il était revenu. Mais il ne reviendrait pas, c’était un trop long voyage. Peut-être le voyage de sa vie. Quelques mètres le séparaient de la maison, mais il n’irait pas. De même qu’il n’était jamais allé revoir Melinda, il ne pouvait pas retrouver ses parents ; il n’en avait pas la force, le risque de désespoir était trop grand.