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Comme Pal ignorait combien de temps tout à l’heure signifiait, il profita du fait que tout le monde était encore occupé dans la salle à manger pour aller se changer dans le dortoir. Il examina son visage dans un morceau de miroir, passa une chemise immaculée, fouilla les sacs de ses camarades en quête de parfum, mais il fit chou blanc. Puis il se glissa jusqu’à la chambre de Laura, prenant garde de ne pas être vu par les autres. Personne n’allait dans la chambre de Laura, et ce privilège lui fit oublier un instant l’humiliation que Faron lui avait fait subir.

Il frappa à la porte ; deux coups. Il se demanda si deux coups, ce n’était pas trop insistant. Ou peut-être trop impersonnel. Il aurait dû frapper trois fois, de manière plus légère. Oui, trois petits coups, comme trois pas chassés, furtifs et élégants. Pam pim poum, et pas le terrible pam pam qu’il avait martelé ! Ah, il s’en voulait à présent ! Elle ouvrit, et il pénétra dans le Saint des Saints.

La chambre de Laura était identique aux autres, meublée des quatre mêmes lits et de la même grande armoire. Mais ici, seul un lit était utilisé, et à la différence des autres dortoirs, crasseux et encombrés par le désordre, cette pièce-là était bien tenue.

— Assieds-toi ici, lui dit-elle en désignant l’un des lits.

Il obéit.

— Retrousse tes manches.

Il obéit encore.

Elle prit sur une étagère un pot transparent contenant un onguent de couleur claire, s’assit à côté du fils et du bout des doigts appliqua la crème sur ses avant-bras. Lorsqu’elle bougeait la tête, ses cheveux défaits caressaient les joues de Pal sans qu’elle s’en rende compte.

— Ça devrait calmer tes douleurs, murmura-t-elle.

Pal n’écoutait plus, il contemplait ses mains : elle avait de si jolies mains, bien entretenues malgré la boue de leur quotidien. Et il eut envie de l’aimer, il en eut envie à la seconde où elle lui toucha les bras. Il avait aussi envie de hurler à Claude de venir voir, qu’ils n’étaient pas foutus si Laura existait, dans cette maison sordide d’entraînement à la guerre. Et puis il se rappela que Claude voulait être curé, alors il ne dit rien.

5

Et ce fut la quatrième et dernière semaine à Wanborough Manor. Les prémices de l’hiver, lentement, enveloppaient l’Angleterre, et Stanislas, qui connaissait son pays, prédit bientôt les grands gels. Les stagiaires passèrent plusieurs de leurs dernières nuits à s’entraîner sur des parcours nocturnes, éprouvant à la fois les connaissances physiques et théoriques qu’on leur avait inculquées. Mais arrivés au terme de leur stage dans le Surrey, et malgré tous les exercices qu’ils avaient pu pratiquer, ils ne savaient toujours rien sur le SOE ni sur ses méthodes d’action. Ils avaient, néanmoins, passablement changé : leurs corps étaient devenus plus musclés, plus endurants, ils avaient appris le combat au corps à corps, la boxe, un peu le tir, le morse, certains modes opératoires simples, et surtout ils commençaient à acquérir une immense confiance en eux, car leurs progrès avaient été stupéfiants, eux qui, pour la plupart, ne connaissaient rien à la guerre secrète en arrivant ici. Ils se sentaient capables.

En ces derniers jours, poussés à leurs limites, certains craquèrent, épuisés : Grand Didier fut éliminé de la sélection, ses jambes ne le portant plus, et Pal remarqua dans les douches que Grenouille était en train de s’éteindre. Une après-midi, le groupe fut emmené par un instructeur pour une course dans la forêt. La cadence était terrible, et à plusieurs reprises il leur fallut traverser à gué une rivière. Le groupe s’étira peu à peu, et lorsque Pal, plutôt en arrière de la troupe, pénétra pour la troisième fois dans l’eau glaciale, il entendit un cri de petit garçon qui déchira le silence : se retournant, il vit Grenouille étendu sur la berge, gémissant, à bout de forces.

Le reste du groupe était déjà loin derrière les arbres. Pal aperçut encore Slaz et Faron ; il les héla mais Faron, qui courait avec deux lourdes pierres dans les mains pour s’endurcir davantage, hurla : « On s’arrête pas pour les cons, les Boches les prendront !  » Et ils disparurent sur le sentier de boue. Alors Pal, pataugeant dans l’eau jusqu’aux hanches, rebroussa chemin. Le gué lui parut encore plus froid dans ce sens, le courant plus fort.

— T’arrête pas ! hurla Grenouille en voyant le courageux venir vers lui. T’arrête pas pour moi !

Pal ne l’écouta, et il atteignit la berge.

— Grenouille, il faut continuer.

— Je m’appelle André.

— André, il faut continuer.

— Je n’en peux plus.

— André, il faut continuer. Ils te renverront si tu abandonnes.

— Alors j’abandonne ! (Il gémit.) Je veux rentrer chez moi, je veux revoir ma famille.

Il mit ses mains sur son ventre et ramena ses jambes contre lui.

— J’ai mal ! J’ai si mal !

— Où as-tu mal ?

— Partout.

Il souffrait du mal de vivre.

— J’ai envie de me foutre en l’air, souffla Grenouille.

— Ne dis pas ça.

— J’ai envie de me foutre en l’air !

Désemparé, Pal l’entoura de ses bras noueux et lui prodigua quelques mots réconfortants.

— J’abandonne, répéta Grenouille. J’abandonne et je rentre en France.

— Si tu abandonnes, ils ne te laisseront pas rentrer.

Et Pal, jugeant qu’il s’agissait là d’un cas de force majeure, brisa la promesse faite à Key et révéla l’insupportable secret :

— Tu iras en prison. Si tu abandonnes, tu iras en prison.

Grenouille se mit à pleurer. Pal sentit ses larmes couler sur ses bras, des larmes de peur, de rage et de honte. Et le fils entraîna la Grenouille avec lui pour qu’ils rejoignent les autres.

*

L’école préliminaire s’acheva en même temps que le mois de novembre, après un exercice final d’une rare intensité qui eut lieu dans la nuit glaciale. Max, faible depuis plusieurs jours, fut éliminé durant le parcours. Au retour de cette ultime épreuve, les stagiaires restants furent réunis dans le mess pour une collation, et le lieutenant Peter leur annonça qu’ils en avaient fini avec le Surrey. Ils se félicitèrent les uns les autres, puis ils allèrent fumer une dernière fois sur la butte.

Cette nuit-là, Pal décida de ne pas rejoindre son dortoir où ses camarades dormaient déjà. Il traversa le couloir et s’en alla frapper à la porte de la chambre de Laura. Elle ouvrit et lui sourit. Elle posa un doigt sur sa bouche pour qu’il ne fasse pas de bruit et lui fit signe d’entrer. Assis sur un des lits, ils restèrent un instant à se contempler, fiers de ce qu’ils avaient accompli mais physiquement et moralement épuisés. Puis ils s’étendirent ensemble, Pal l’enlaça, et elle posa ses mains sur les mains qui l’enserraient.

6

À Paris, le père dépérissait, si seul sans son fils.

C’était la fin novembre, il y avait deux mois et demi que Paul-Émile était parti. Était-il arrivé à bon port ? Certainement… Mais que diable pouvait-il bien y faire à présent ?

Souvent, il allait en pèlerinage dans la chambre de son garçon, il regardait ses affaires. Il se demandait pourquoi il n’avait pas ajouté ce vêtement, ce livre ou cette jolie photographie dans son sac. Souvent il se maudissait.

Un dimanche, il avait redescendu du grenier les jouets d’enfance de Pal. Il avait installé dans le salon le grand train électrique, il avait sorti les tunnels en carton-pâte et les figurines en plomb. Plus tard, il avait même acheté de nouveaux décors.