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Il était parti depuis trois ans, sans donner de nouvelles. Comment revenir ? Assis sur un monceau de gravats, il imaginait la scène.

— Je suis rentré ! crierait-il en entrant dans la maison, le brassard en évidence.

La maison serait soudain envahie d’une rumeur joyeuse ; les parents retrouveraient leur fils unique. Ils accourraient dans l’entrée.

— Alain ! Alain ! crierait la mère, bouleversée. Tu es rentré !

Le père arriverait à son tour, les joues rosies de bonheur. Et Gros serrerait sa petite mère, puis son petit père contre lui. Il les enlacerait fort. La mère pleurerait, le petit père se retiendrait.

— Mais où étais-tu pendant tout ce temps ? Et pas de nouvelles, jamais de nouvelles ! Nous avons eu si peur !

— Je suis désolé, Maman.

— Qu’as-tu fait alors ?

Il sourirait. Fier.

— La guerre.

Mais personne ne le croirait vraiment. Pas lui, pas Gros. Il n’était pas un héros. Ses deux parents le dévisageraient, presque atterrés.

— Tu n’as pas été collabo au moins ? interrogerait sévèrement le père.

— Non, Papa ! J’étais à Londres ! J’ai été recruté par les services secrets britanniques…

Sa mère, si douce, esquisserait un sourire et lui tapoterait l’épaule.

— Pfff, mon Alain, toujours à faire des farces. Ne raconte pas de bêtises, mon chéri. Les services secrets britanniques… C’est comme la carrière dans le cinéma, hein ?

— Je jure que c’est vrai !

Gros songerait que ses parents ne pouvaient pas comprendre, qu’ils n’avaient pas été à Wanborough Manor eux non plus. Mais il aurait tellement mal de n’être pas pris au sérieux.

— Les services secrets… sourirait le père. Tu t’es caché pour pas faire le STO, c’est ça ? C’est déjà courageux.

— Oh, à propos, mon chéri ! s’exclamerait la mère, tu ne devineras jamais : le fils des voisins, il a pris les armes pendant la libération de la ville. Il a tué un Allemand, avec une carabine.

— Moi aussi j’ai tué !

— Allons, ne sois pas jaloux, mon trésor. Ce qui compte, c’est que tu sois en bonne santé. Et que tu ne sois pas un collabo.

Juché sur ses gravats, Gros soupira, triste. Il ne pouvait pas retourner chez lui. Personne ne le croirait. Il avait pourtant le brassard… Personne ne le croirait quand même. Peut-être valait-il mieux ne pas parler du SOE. Juste rentrer, dire qu’il s’était caché comme un misérable, qu’il était le roi des lâches. Tout ce qu’il voulait, c’était un peu d’amour ; que sa mère le serre contre elle. Il rentrerait, il retrouverait ses parents, et plus tard, dans la soirée, sa mère viendrait le border. Comme avant.

— Peut-être que tu pourrais venir te mettre contre moi ? oserait-il demander après une longue hésitation.

Elle rirait. Sa mère avait un joli rire.

— Non, mon chéri, dirait-elle. Tu es beaucoup trop vieux pour ça maintenant !

Elle ne voudrait plus ; sans doute parce qu’il était allé voir des putains ; les mères doivent sentir ces choses-là. Gros sanglotait. Comment revenait-on de la guerre ? Il ne savait rien.

Le géant passa la nuit là, caché dans les ruines. Sans oser franchir le seuil de sa propre maison. À force d’attendre un signe du destin, il s’endormit. Réveillé aux premières lueurs de l’aube, il décida de repartir. Sans savoir où. Et dans la brise glaciale d’automne, il se mit en route ; il voulait marcher, loin. Le plus loin du monde. Il traversa la ville qui s’éveillait. Près de la cathédrale, il croisa une patrouille de l’armée américaine stationnée sur la place ; les GI’s étaient tous noirs. Gros s’approcha d’eux, et se mit à leur parler dans son incompréhensible anglais.

*

Les cheveux au vent, Gros était en route vers nulle part, emmené par les GI’s qui l’avaient trouvé très sympathique. Ils avaient bu du café ensemble, sur le capot de leur jeep, puis les soldats avaient proposé à Gros de l’avancer un peu sur son chemin sans but ; ils s’étaient serrés dans la jeep. Gros avait lancé à la compagnie la seule phrase qu’il était capable de prononcer correctement en anglais : « I am Alain and I love you.  »

Ils quittèrent la ville et roulèrent un long moment en direction de l’Est. Vers midi, alors qu’ils pénétraient dans un village, ils remarquèrent un attroupement en pleine rue. Un magnifique soleil d’automne irradiait les deux ou trois dizaines de spectateurs. Devant une voiture marquée du sigle des FFI, des résistants tenaient une toute jeune femme ; ils s’apprêtaient à la tondre.

L’attention générale fut détournée un instant par le véhicule de l’armée américaine qui venait de s’arrêter. Gros en descendit ; les badauds s’écartèrent au passage de l’imposant personnage, qui devait être un officier venu d’Amérique.

La jeune fille était une jolie blonde, pâle, avec des yeux éclatants mais rougis par les larmes. Agenouillée, le visage marqué de coups, elle sanglotait, terrorisée.

— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Gros à celui des FFI qui avait l’air d’être le chef.

— Collabo, répondit le chef, impressionné par le bon français de l’Américain.

Une collabo, c’était mal ; Claude disait qu’il faudrait les juger. Mais cette fille faisait de la peine. Gros songea que tous les collabos, quand ils étaient pris, devaient faire de la peine ; la peur donnait à tout le monde le même visage.

— Collabo de quoi ?

— C’est une putain des Boches. Elle les aime tellement qu’elle a suivi les convois de la Wehr-chiottes.

— C’est quoi la Wehr-chiottes ? interrogea Gros qui n’avait pas compris.

— C’est la Wehrmacht. C’est pour se moquer, quoi.

Il y eut un silence. Gros regardait la jeune femme. Il connaissait les putains. Elle avait l’air si jeune. Il prit son visage mince entre ses grosses mains ; elle ferma les yeux, pensant être giflée, mais il lui caressa la joue pour la réconforter.

— T’es une collabo ? lui demanda-t-il doucement.

— Non, officier.

— Alors pourquoi t’étais avec les Allemands ?

— Parce que j’avais faim, officier. Vous n’avez jamais eu faim ?

Il réfléchit. Oui. Ou non. Il n’en savait rien en fait. La faim, c’était le désespoir. Se laisser violer pour manger, ce n’était pas ça être collabo ; du moins ce n’était pas l’idée que lui s’en faisait. Il la dévisagea.

— Personne ne tondra cette petite, déclara-t-il après un moment de réflexion.

— Et pourquoi pas ? demanda le FFI.

— Parce que je vous le dis.

— Seuls les Français libres administrent la France, pas les Amerloques.

— Alors, parce que vous n’êtes ni des Allemands, ni des bêtes. Et puis on ne tond pas les gens, qu’est-ce que c’est que cette idée saugrenue ? Les Hommes ne font pas ça aux Hommes.

— Les Allemands ont fait bien pire.

— Peut-être. Mais ce n’est pas un concours.

L’autre ne répondit rien, et Gros prit la main de la fille pour l’aider à se relever ; elle avait une toute petite main. Il la conduisit à la voiture, personne ne s’interposa. Elle s’installa entre les soldats. La jeep repartit, saluée par la foule, dans la fanfare de coups de klaxon que donnait le chauffeur pour célébrer la liberté retrouvée. Bientôt, la fille s’endormit, la tête contre l’épaule de Gros. Il sourit et toucha ses cheveux d’or. Il se rappela de lointains souvenirs.