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Gros n’oublierait jamais sa première putain. Il l’avait aimée. Pendant longtemps il l’avait aimée.

C’était près du quartier des cinémas, le mois de la rentrée des classes ; il allait avoir dix-huit ans, c’était sa dernière année de lycée. Flânant ce jour-là, il avait remarqué une fille ravissante, de son âge environ ; par le plus grand des hasards, elle flânait aussi. C’était une jolie brune.

Il s’était arrêté un instant pour la contempler ; le soleil était agréablement chaud comme il l’est parfois à l’automne, et Gros avait senti son cœur battre plus fort. Il ne s’était pas attardé longtemps dans la ruelle ce jour-là, la timidité sans doute, mais il aurait pu rester des heures à la regarder. Et le souvenir de cette rencontre ne l’avait plus quitté.

Amoureux transi, il s’était mis à passer par cette rue tous les jours d’abord, puis plusieurs fois dans la même journée ; à chaque fois, elle était là, comme si elle l’attendait. Un coup de la Providence, sans doute. Alors il s’était mis à préparer des phrases, pour engager la conversation, il s’était demandé s’il ne faudrait pas qu’il se mette à fumer pour avoir l’air plus sûr lui. Il avait imaginé de se faire passer pour un étudiant en droit, pour faire sérieux, ou attendre qu’une bande de voyous vienne l’ennuyer et la sauver. Et puis, un dimanche après-midi, la triste réalité l’avait rattrapé ; Gros avait croisé dans cette même rue quelques mauvais garçons de sa classe, qui l’avaient rudoyé : « Alors, Alain, tu aimes les putes ?  » D’abord, il n’avait pas voulu y croire, puis il en avait été malade. Et lorsqu’il était retourné au lycée, évitant soigneusement la rue maudite, il avait été raillé par ses camarades qui lui avaient chanté des jours durant : « Alain aime les putes !  »

Cette découverte l’avait hanté ; non pas à cause d’elle, mais à cause de lui-même. Il ne trouvait pas dégradant que son amour fût une pute, cela n’enlevait rien à sa beauté, et après tout c’était un métier comme un autre. Mais de savoir qu’il pourrait être avec elle, si belle, juste en lui offrant de l’argent, l’obsédait à longueur de journée.

Deux mois plus tard, pour ses dix-huit ans, ses parents lui avaient donné un peu d’argent « pour réaliser un projet ». Son projet avait été de se faire aimer. Il était retourné à nouveau dans la rue, serrant fort l’argent dans sa main.

La pute s’appelait Caroline. Un joli prénom. Gros avait compris en allant la trouver qu’aborder une pute était plus aisé qu’aborder n’importe quelle autre femme, car son apparence importait peu. Caroline l’avait emmené jusqu’à une chambre sous les toits, dans l’immeuble devant lequel il la voyait toujours. Et, alors qu’ils montaient les escaliers, Gros lui avait pris la main ; elle s’était tournée vers lui, étonnée, mais elle ne s’était pas fâchée.

La chambre était étroite mais bien aérée ; il y avait un lit double et une armoire. Rien ne l’avait dégoûté dans cet endroit ; il avait pourtant entendu parler de chambres de passe sordides, véritables laboratoires de maladies. Son cœur battait fort, c’était la première fois. Il ne pensait pas à l’argent qu’il avait donné pour être là, il n’y pensait déjà plus ; il ne ressentait plus qu’un mélange d’appréhension et de joie à l’idée que cette femme-là, qu’il aimait d’amour depuis plusieurs mois, soit sa première. Mais il ignorait tout de ce qu’il était censé faire à présent.

— J’ai jamais fait ça, avait-il dit en baissant la tête.

Elle avait posé sur lui un regard tendre.

— Je vais t’apprendre.

Il avait répondu par un silence maladroit, et elle avait chuchoté :

— Déshabille-toi.

Il n’avait aucune intention de se déshabiller, pas comme ça du moins. Et s’il avait été beau nu, il n’aurait pas eu besoin d’aimer une pute.

— Je n’ai pas très envie de me déshabiller, avait-il murmuré, gêné.

Elle était restée stupéfaite ; il était un drôle de client.

— Pourquoi ? avait-elle alors demandé.

— Parce que je suis moins laid avec mes vêtements.

Elle avait ri, un rire agréable, réconfortant, rien d’humiliant ; elle ne se moquait pas. Elle avait tiré les rideaux et éteint la lumière :

— Déshabille-toi et couche-toi sur le lit.

Comme tout le monde est beau dans l’obscurité, Gros s’était exécuté. Et il avait découvert un monde plein de tendresse.

Il était retourné la voir souvent. Un jour, elle avait disparu.

*

Le soir tombait. Ils marchaient sur un chemin, au milieu de nulle part. Gros avait demandé aux GI’s de les déposer entre des champs en jachère, un bon chemin pour partir vers un nouveau destin. Ils marchaient depuis un long moment, en silence. La fille avait mal aux pieds, mais elle n’osait pas se plaindre ; elle se contentait de suivre Gros docilement.

Ils arrivèrent devant une grange isolée. Le géant s’arrêta.

— Va-t-on dormir ici, officier ?

— Oui. Ça te fait peur ?

— Non. Je n’ai plus peur désormais.

— Tant mieux. Mais appelle-moi Gros, pas officier.

Elle acquiesça.

C’était un bon abri ; l’intérieur sentait le vieux bois. Gros rassembla de la paille dans un coin et ils s’installèrent. La lumière du jour filtrait encore un peu ; ils étaient bien. Gros sortit de sa poche des friandises données par les GI’s. Il en proposa à la fille.

— Tu as faim ?

— Non, merci.

Silence.

— C’est un drôle de nom, « Gros  », dit timidement la fille.

— C’est mon nom de guerre.

Elle le dévisagea, impressionnée.

— Vous êtes américain ?

— Je suis français. Mais lieutenant de l’armée britannique. Comment tu t’appelles ?

— Saskia.

— Tu es française ?

— Oui, lieutenant Gros.

— Saskia, c’est pas français…

— C’est pas mon vrai nom. C’est comme ça que les Allemands m’appelaient. Ceux qui revenaient du front russe m’appelaient aussi Sassioshka.

— C’est quoi ton vrai nom ?

— Saskia. Tant qu’il y aura la guerre, je serai Saskia. Comme vous, vous êtes le lieutenant Gros. Pendant la guerre, on porte son nom de guerre.

— Mais Saskia, c’est un nom plein de mauvais souvenirs…

— On a le nom de guerre qu’on mérite.

— Dis pas ça. Quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans.

— Faudrait pas être une putain quand on a que dix-sept ans.

— Faudrait pas être une putain jamais.

— T’as raison.

— Vous êtes déjà allé chez les putes, lieutenant ?

— Oui.

— Vous avez aimé ?

— Non.

Caroline ne comptait pas. Les putes, c’étaient les bordels tristes.

— Pourquoi vous l’avez fait alors ?

— Parce que je suis seul. C’est atroce d’être toujours seul.

— Je sais.

Silence.

— Saskia, comment tu t’es retrouvée à faire ça…

— C’est compliqué.

Gros opina. Il n’en doutait pas.

— Merci de m’avoir sauvée.

— N’en parlons plus.

— Vous m’avez sauvée, c’est important. Vous pouvez me faire ce que vous voulez… pour être moins seul… Pas besoin de payer, ce sera agréable comme ça.

— Je veux rien te faire…

— Je ne dirai rien. Nous sommes bien ici, non ? Je sais garder les secrets. À l’arrière des camions, je faisais tout ce qu’ils voulaient, et je n’ai jamais rien dit à personne. Certains voulaient que je crie fort, ou alors que je reste muette. Vous savez, lieutenant Gros, j’ai vu beaucoup de soldats, dans les rues, en armes, mais dans le camion, c’était différent : ces hommes, un instant auparavant, en uniformes, étaient des militaires puissants qui avaient conquis l’Europe… mais dans l’obscurité du camion, étendus contre moi, à haleter maladroitement, ils ne m’inspiraient plus que de la pitié, nus, maigres, blancs, apeurés. Certains voulaient même que je les gifle. Ça vous paraît pas bizarre, lieutenant, ces soldats qui ont pris l’Europe, qui paradent jusque devant le camion, fiers, jusqu’au moment d’entrer dedans, et qui se mettent tout nus et veulent être giflés par une pute ?