Silence.
— Demandez-moi ce que vous voulez, lieutenant Gros. Je ne dirai rien, ce sera agréable.
— Je ne veux rien, Saskia…
— Tout le monde veut quelque chose.
— Alors peut-être que tu pourrais me serrer, comme si tu étais ma mère.
— Je peux pas être votre mère, j’ai dix-sept ans…
— Dans le noir on verra rien.
Elle se cala dans la paille et Gros s’étendit contre elle, posant sa tête sur ses genoux. Elle lui caressa les cheveux.
— Ma mère chantait souvent pour que je m’endorme.
Saskia se mit à chanter.
— Serre-moi.
Elle le serra fort. Et elle sentit couler sur sa peau nue les larmes de l’officier. Elle pleura aussi. En silence. On avait voulu la tondre, comme un animal. Elle avait peur, elle ne savait plus qui elle était. Non, elle n’était pas une traîtresse ; sa sœur, d’ailleurs, était dans la Résistance, elle le lui avait dit un jour. Il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait pas vue. Et ses parents, qu’étaient-ils devenus ? La Gestapo était venue dans leur maison, à Lyon ; après avoir arrêté sa sœur, ils voulaient toute la famille. Ils avaient emmené les parents, mais elle s’était cachée dans le fond d’une grande armoire ; ils n’avaient pas fouillé. Elle était restée ainsi plusieurs heures après le départ des Tractions noires, tremblante de peur. Puis elle s’était enfuie ; mais seule, dehors, elle n’avait pu survivre qu’en suivant une colonne de la Wehrmacht. Ça s’était passé une année auparavant, une année passée à l’arrière d’un camion bâché en échange de conserves et d’un peu de protection. Quatre saisons. L’été, les soldats étaient tous moites et sales, ils sentaient mauvais ; l’hiver, elle grelottait de froid, et aucun ne voulait la laisser faire ça sous une couverture, à cause des maladies. Elle avait aimé le printemps, elle avait écouté les oiseaux chanter depuis le plancher en métal du camion. Et puis la chaleur de l’été, à nouveau.
Dans l’obscurité de la grange, Gros et Saskia, l’officier des services secrets et la putain, s’endormaient, fatigués du monde.
61
Novembre était gris à Londres. Ils n’avaient eu aucune nouvelle de Gros. Stanislas disait qu’il finirait bien par revenir, que sa vie était ici désormais.
Dans le salon de Chelsea, Laura passait l’après-midi avec sa mère ; c’était un dimanche. La guerre était terminée pour la Section F, les agents étaient démobilisés par Baker Street.
— Qu’est-ce que tu vas faire à présent ? demanda France.
— M’occuper de Philippe. Et puis je vais terminer mes études.
La mère sourit ; sa fille avait parlé comme si la guerre, finalement, ce n’était pas si sérieux. Laura poursuivit :
— J’aimerais de nouveau réunir tout le monde en décembre, dans le manoir du Sussex. Comme l’année passée… Pour le souvenir. Tu crois que les gens voudront venir ?
— Bien sûr.
— Tu sais, depuis que nous sommes tous rentrés de France, ce n’est plus comme avant.
— Ne t’inquiète pas, ça le redeviendra. Laisse du temps au temps.
— Et Gros, sera-t-il enfin revenu ? Je m’inquiète pour lui, et je voudrais tant qu’il soit là !
— Sans doute. Ne t’inquiète pas… Tu as déjà assez de tracas.
— J’aimerais inviter le père de Pal aussi. Il ne sait même pas encore qu’il a un petit-fils… Je crois qu’il ne sait même pas que son fils est mort. Il est temps de le lui dire.
France acquiesça tristement et caressa les cheveux de sa fille.
Sur le trottoir bordant la maison, Richard promenait Philippe dans un landau.
Tous les jours, il priait. Il allait dans les églises, les matins et les soirs, il restait des heures sur les bancs durs et inconfortables, dans les rangées désertes et glaciales, suppliant de pouvoir tout oublier. Il voulait redevenir Claude le séminariste, au pire Claude le curé, le Claude de Wanborough Manor dont tout le monde pensait qu’il ne serait jamais capable de faire la guerre. Il voulait redevenir prêtre, s’enfermer dans les abbayes ; il voulait être trappiste, et ne plus jamais parler. Oui, que le Seigneur l’emmène dans les cloîtres du silence, qu’il le lave de ses péchés pour que l’attente de la mort ne soit pas trop insupportable ; oui, peut-être son âme pourrait-elle être sauvée, peut-être n’était-il pas encore complètement abîmé ; il était encore chaste. Il avait tué mais il était resté chaste.
Que le Seigneur l’enferme dans les montagnes ; il voulait disparaître, lui qui ne valait rien, lui qui n’avait su faire que le mal. Et ce qui le rongeait le plus désormais, c’était d’avoir blessé Gros, le seul Homme d’entre eux tous. Et il en connaissait le prix : celui qui blesse un Homme ne connaîtra plus d’avenir, il n’aura plus d’horizon ; celui qui blesse un Homme ne connaîtra jamais la rédemption. Souvent, Claude regrettait de ne pas être mort à la guerre ; il jalousait Aimé, Pal et Faron.
Il avait honte de côtoyer Laura ; il ne la méritait pas. Il finirait par la faire fuir. Il ne voulait plus voir Philippe non plus : Pal, son père, avait été un Homme, il n’avait jamais battu, il n’avait jamais trahi, jamais fait le moindre mal ; Philippe deviendrait un Homme à son tour, et ainsi l’humanité ne serait pas morte. Alors, surtout, ne pas contaminer l’enfant ; oui, dès qu’il le pourrait, il partirait loin. En attendant, il quittait l’appartement de Bloomsbury à l’aube et ne rentrait que tard le soir, pour ne croiser ni Laura ni Philippe. Souvent, dans les méandres de la nuit, il entendait les sanglots de Key dans la chambre voisine, car il était lui aussi hanté par sa propre existence. Il lui arrivait de boire, mais c’était rare ; il voulait souffrir pour sa pénitence.
Les Allemands n’avaient pas encore capitulé, le SOE était encore actif, mais la Section F, elle, vivait ses dernières heures. À Portman Square et dans certains bureaux de Baker Street, c’était l’heure des cartons ; un bureau du SOE avait été ouvert à Paris, à l’hôtel Cecil, pour faciliter le retour des agents de nationalité française. Il fallait aussi se charger de contacter les familles des morts.
Laura fit part à Stanislas de son souhait d’aller trouver le père de Pal, à Paris.
— Est-il au courant pour son fils ? demanda-t-elle.
— Je n’en sais rien.
— Il faut qu’il sache maintenant.
— Oui.
— Je vais lui présenter Philippe, ça apaisera sa douleur.
— Sans aucun doute… Mais rien ne presse. Tu iras quand tu te sentiras prête.
— J’ai envie qu’il voie Philippe… J’ai envie de lui parler… J’ai tant à lui dire… Mais comment, comment dois-je lui annoncer pour Pal s’il ne sait rien ?
— Je pourrais y aller avant si tu veux, proposa Stanislas. Avec Doff. Pour faire ça bien. Au nom du SOE. Avec les honneurs militaires et tout ce qu’il faut pour que le père réalise à quel point son fils a été un héros de la guerre.