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— Marie ! murmura Saskia. Marie… Oh, j’ai eu si peur pour toi, je t’ai cherchée partout ! Ça fait plusieurs jours que je t’attends ici !

Elles ne dirent rien d’autre, elles ne pouvaient plus parler. Ce qu’elles avaient à se dire n’était pas important ; les coups et les viols importaient peu désormais, seul l’avenir compterait. Et Gros les contempla, à la fois ému et accablé par le destin de l’humanité. Il ne saurait jamais que Marie avait été arrêtée un an et demi plus tôt par un agent de l’Abwehr, sur le boulevard Saint-Germain, alors qu’elle transportait ce qu’elle croyait être de précieux ordres de guerre, et qui n’étaient que les cartes postales d’un fils à son père.

*

Il n’était pas tout à fait midi. Devant le Lutetia, Marie et Saskia s’apprêtaient à se rendre à la gare. Marie venait d’apprendre de la bouche de sa sœur la rafle de la Gestapo dans la maison familiale, suite à son arrestation. Et les deux jeunes femmes avaient décidé de retourner à Lyon ; peut-être leurs parents les y attendaient-ils. Il fallait espérer. Elles ne voulaient pas attendre à Paris, et Marie ne voudrait plus jamais y revenir ; trop de mauvais souvenirs.

Sur le trottoir devant l’hôtel, Saskia fit quelques pas avec Gros ; il était triste de la perdre déjà. Il venait de pleuvoir, la silhouette de la jeune femme se reflétait dans les flaques. Elle s’approcha tout contre lui ; il la trouva magnifique.

— Je reviens vite, lui dit-elle, mais je dois voir si mes parents…

— Je comprends bien.

— Je reviens vite. Qu’est-ce que tu vas faire en attendant ?

— Je sais pas. Sans doute je vais rentrer chez moi, à Londres.

Elle l’enlaça.

— Oh, ne sois pas triste, supplia-t-elle, sinon je le serai moi aussi !

— Tu viendras à Londres ?

— Bien sûr !

— Et on ira sur les plages ?

— Oui ! Les plages !

Elle l’embrassa sur la joue.

Gros sortit de sa poche un morceau de papier et y inscrivit son adresse, à Bloomsbury.

— Rejoins-moi ! Je t’attendrai tous les jours.

— Je serai là très vite. Je te promets.

Elle lui prit les mains et ils se contemplèrent en silence.

— Tu m’aimeras même si j’ai été une putain ?

— Évidemment ! Et toi, tu m’aimeras même si j’ai tué des hommes ?

Elle sourit tendrement :

— Je t’aime déjà un peu, bêta !

Il eut un sourire éclatant. Elle rejoignit sa sœur et les deux femmes se mirent en route sur le boulevard. Elle se retourna une dernière fois et fit un dernier signe de la main à Gros, heureux, qui ne la quitta plus du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse à l’angle d’une rue. Elle l’aimait ! Jamais on ne l’avait aimé.

Il n’était pas tout à fait midi. Tandis que Gros, amoureux, rêvait sur le trottoir, Stanislas et Doff, quelques centaines de mètres plus loin, remontaient la rue du Bac.

65

Il était midi pile lorsqu’on sonna à la porte de l’appartement. Le père bondit de joie et attrapa sa valise. Son fils était revenu ! Ah, il avait tenu bon pendant ces longues semaines : plus de nouvelles de Werner, plus de cartes postales, plus personne ; des semaines, peut-être des mois, il ne savait plus. Il s’était efforcé de ne pas s’inquiéter et de garder bon moral ; il s’était informé du mieux qu’il pouvait du déroulement de la guerre dans le Pacifique, que son fils menait depuis Genève. Il avait attendu, fidèle. Lorsqu’il avait dû sortir, il n’avait plus jamais fermé la porte à clé. Quelle joie, quelle joie immense de retrouver son fils ! « Paul-Émile !  » cria le père en se précipitant pour ouvrir, serrant fort sa valise. « Paul-Émile !  » hurla-t-il encore en tournant la poignée, heureux. Mais son visage se figea aussitôt : aucun des hommes sur le palier n’était son fils. Le père les dévisagea, la déception lui crevait le ventre.

— Bonjour, Monsieur, dit le plus âgé des deux.

Le père ne répondit pas. Il voulait son fils.

— Je m’appelle Stanislas, continua celui qui avait parlé. Je suis de l’armée britannique.

— Adolf Stein, enchaîna le second. Armée britannique également. Mes respects, Monsieur.

Le visage du père reprit aussitôt des couleurs :

— Magnifique ! C’est mon fils qui vous envoie ? Ma-gni-fique ! Ah, au premier coup d’œil, je me suis pas douté. C’est que vous en faites une tête ! Vous venez de Genève ? Où est mon fils, alors ? Va-t-il arriver ? Ma valise est prête. Le train de quatorze heures, je n’ai pas oublié.

Doff dévisagea Stanislas ; ils ne comprenaient pas tout, mais le père avait l’air tellement enjoué… ils ne s’attendaient pas à ça.

— Entrez, entrez, Messieurs. Voulez-vous déjeuner ?

— Je ne sais pas… répondit Stanislas.

Doff ne parla pas.

— Comment, vous ne savez pas ? Ça veut dire que vous avez faim, mais que vous avez peur de déranger ! Ah, les Anglais, toujours tellement polis. Une nation formidable, voilà ce que vous êtes. Allons, il ne faut pas être timide. Entrez donc, j’espère qu’il y aura assez, je n’ai prévu que pour deux.

Les deux visiteurs se laissèrent guider par le père.

— À quelle heure Paul-Émile nous rejoint-il ?

Doff et Stanislas se turent encore, effarés, sans trouver d’abord la force de répondre. Puis Stanislas articula :

— Paul-Émile ne viendra pas, Monsieur.

La déception marqua le visage du père.

— Ah, bon… C’est tellement dommage… Il ne parvient jamais à se libérer. C’est à cause du Pacifique, hein ? Maudit Pacifique, les Américains n’ont qu’à se débrouiller seuls.

Les deux agents se regardèrent, perplexes, tandis que le père disparut un instant dans la cuisine, pour en revenir avec une assiette et des couverts supplémentaires.

— Je ne peux pas… murmura Doff à Stanislas. C’est trop difficile… Je ne peux pas.

— À table ! appela le père, apportant un plat fumant.

Ils s’assirent autour de la table, mais Doff, dévasté à l’idée de ce qu’ils allaient faire à ce père, se releva aussitôt.

— Excusez-moi, Monsieur, mais… une affaire urgente. Je viens de me rappeler. C’est très impoli de ma part de partir ainsi, mais c’est une urgence exceptionnelle.

— Urgence exceptionnelle ! Pas de problème ! s’exclama, guilleret, le père. C’est bien normal ! Je vois bien combien mon Paul-Émile est occupé dans le Pacifique ! La guerre, c’est du sérieux, jour et nuit. Il faut être flexible.

Doff se tourna vers Stanislas, honteux de sa lâcheté, mais son camarade, d’un signe de tête, l’apaisa ; il se chargerait d’annoncer la nouvelle.

— Reviendrez-vous pour le dessert ? Le café ?

— Sûrement… Sinon, ne m’attendez pas !

Il ne reviendrait jamais.

— Pour le café, je n’ai que du faux évidemment. Ça vous va quand même ?

— Oui, du faux, du vrai, tout me va !

Et il sortit précipitamment de l’appartement.

Il s’empressa de descendre l’escalier. Désemparé, il s’assit sur les premières marches, dans l’entrée ; devant sa loge, la concierge le dévisageait.