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— Vous êtes qui, vous ? demanda-t-elle.

— Lieutenant Stein, armée britannique.

Il s’était présenté en militaire pour qu’elle lui fiche la paix.

— S’cusez, officier. C’est qu’on a parfois des maraudeurs.

Doff n’écoutait pas ; il s’en voulait de laisser Stanislas accomplir l’insupportable tâche.

La concierge restait là à le regarder ; elle ne parlait pas, mais sa seule présence le dérangeait, il voulait être seul. Il exhiba sa carte :

— Armée britannique, j’ai dit. Vous pouvez retourner à votre travail.

— Je fais une pause.

Il soupira. Elle continuait à le scruter, intriguée. Elle finit par parler.

— Vous êtes un agent anglais ? Comme Paul-Émile ?

Le visage de Doff s’obscurcit soudain.

— De quoi parlez-vous ? interrogea-t-il d’un ton brutal.

— Ouh, moi je veux pas d’histoires ! Je me demandais juste si vous étiez dans le même service que le petit Paul-Émile, quoi… C’est tout…

Doff était effaré : comment la concierge connaissait-elle le lien entre Pal et les services secrets ? Elle retournait dans la loge, mais il se leva.

— Attendez ! Que savez-vous de Paul-Émile ?

— J’en sais ce que je dois savoir. Pis’ t’être même mieux que vous… Il a toujours vécu ici avec ses parents. À la mort de sa mère, je m’en suis même un peu occupée. Le père doit plus trop s’en souvenir, parce qu’i’ me donne plus d’étrennes. Le pauvre, il perd la tête… Après ce qui est arrivé à son fils, c’est bien normal me direz-vous.

Doff fronça les sourcils. Comment diable savait-elle pour Pal, alors que même le père ne semblait pas au courant ?

— Et qu’est-ce qui est arrivé à Paul-Émile ?

— Ben, vous devez savoir, si vous êtes ici. Alors vous êtes un agent comme lui, ou pas ?

— Qui vous a parlé de tout ça ? interrogea Doff.

— Ben, c’est l’Allemand qui l’a dit. Quand Pal s’est fait prendre, ici. Dans ce couloir. L’Allemand a dit à Paul-Émile : Je sais que vous êtes un agent britannique. Alors, comme vous me racontez que vous êtes de l’armée des Rosbifs, je me demandais juste si vous connaissiez Paul-Émile. C’est tout.

Doff était assailli par les interrogations ; la concierge avait vu Pal, ici ? Avec un Allemand ? Pal était donc venu à Paris pour retrouver son père… Mais pourquoi ? Doff songea un instant à aller chercher Stanislas, puis il renonça. Il proposa à la concierge d’aller dans la loge pour qu’ils puissent parler plus tranquillement ; elle était enchantée d’intéresser enfin quelqu’un, qui plus est un beau soldat.

Doff s’assit et la concierge, tout excitée, lui proposa du vrai café qu’elle gardait précieusement pour les grandes occasions. Elle trouvait le militaire très bel homme : il avait une voix profonde, il était charmant. Et puis, lieutenant de l’armée de Sa Majesté, c’était pas du pipeau ! Il était beaucoup plus jeune qu’elle, elle pourrait être sa mère ; mais elle savait les jeunes gens sensibles aux femmes mûres. Elle s’enferma dans la salle de bains un instant.

*

— C’est fou ce que les Anglais parlent bien le français… déclara le père, qui avait déjà été épaté par le bon français de Werner.

Stanislas, qui ne pouvait pas faire le lien, ne releva pas. Ils continuèrent à manger en silence. Les plats chauds, puis le dessert. Le père ne parla à nouveau que lorsqu’ils eurent terminé.

— Alors, dites-moi… Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pour parler de votre fils. J’ai une mauvaise nouvelle, Monsieur.

— Il est mort, n’est-ce pas ? dit le père brutalement.

— Oui.

Le père s’en était douté dès leur arrivée. Ou peut-être depuis toujours. Et les deux pères se dévisagèrent. Leur fils était mort.

— Je suis désolé, Monsieur, murmura Stanislas.

Le père resta impassible. Le jour tellement redouté était arrivé : il était mort, il ne reviendrait plus. Aucune larme ne coulait sur le visage du petit homme, aucun cri ne sortit de sa bouche. Pas encore.

— Comment est-ce arrivé ?

— La guerre. Toujours cette foutue guerre.

La tête du père lui tournait.

— Parlez-moi de mon fils, officier. Parlez-moi de mon fils, il y a si longtemps que je ne l’ai pas vu, j’ai peur d’avoir tout oublié.

— Votre fils était courageux.

— Oui, courageux !

— Un grand soldat. Un ami fidèle.

— Fidèle, toujours !

— Nous l’appelions Pal.

— Pal… C’est joli !

Le père sentait l’étau insupportable du deuil qui enserrait son corps, peu à peu. Il avait de la peine à respirer, comme si le monde s’arrêterait bientôt tout autour de lui. Une longue traînée de larmes coula sur ses joues. Des perles de souffrance.

— Parlez encore, officier ! Parlez ! Parlez !

Et Stanislas raconta tout. Il raconta les écoles, Wanborough Manor, Lochailort, Ringway, Beaulieu. Il raconta le groupe, il raconta les frasques de Gros, il raconta les moments difficiles mais empreints de courage. Il raconta les trois années passées ensemble.

— Et il y avait aussi Laura, sa fiancée ? demanda soudain le père.

Stanislas s’arrêta net dans son récit.

— Comment connaissez-vous Laura ?

— Paul-Émile m’en a parlé.

Le vieux pilote écarquilla les yeux.

— Comment a-t-il pu vous en parler ?

— Il m’en a parlé lorsqu’il est venu ici.

Stanislas fut abasourdi.

— Il est venu ici ? Mais quand ça ?

— C’était en octobre, l’an dernier.

— Ici ? À Paris ? s’étrangla l’officier.

— Oui, oui. Quelle joie ça a été de le retrouver ! C’était une belle journée. La plus belle. Il était venu, pour que nous partions ensemble. À Genève. Mais je ne l’ai pas suivi. Je voulais attendre un peu. Jusqu’au lendemain au moins. On avait convenu qu’il reviendrait, mais il n’est pas revenu.

Stanislas se laissa tomber en arrière, contre le dossier de sa chaise. Qu’avait fait Pal ? Il était venu retrouver son père ? Il était venu à Paris pour retrouver son père ? Il avait compromis la sécurité de ses camarades pour revoir son père ? Mais pourquoi ? Seigneur, pourquoi ?

Les larmes coulaient sur le visage du père, mais sa voix restait digne.

— Vous savez, je ne m’inquiétais pas. Pas trop. Grâce à ses cartes.

— Ses cartes ?

Le père sourit tristement.

— Des cartes postales. Ah, quelles cartes ! Toujours bien choisies.

Il se leva et alla les chercher sur la cheminée. Il les étala sur la table, devant Stanislas.

— Quand il m’a annoncé son départ, c’était… (il réfléchit un instant) en septembre 41. Je lui ai demandé de m’écrire. Pour que j’aie moins peur pour lui. Et il n’a pas manqué à sa promesse. Fidèle, vous avez dit ? C’est tout lui. Fidèle.

Stanislas, effaré, lisait une à une les cartes postales, les mains tremblantes. Il y en avait des dizaines, dont la plupart étaient celles de Kunszer. Mais Stanislas n’en savait rien. Ce qu’il constatait, c’était que Pal avait violé toutes les règles de sécurité ; il en connaissait d’avance les conséquences, et ça ne l’avait pas arrêté.

— Comment ces cartes vous sont-elles parvenues ?

— Dans ma boîte aux lettres. Sans timbre, dans une enveloppe. Comme si elles avaient été déposées par quelqu’un…

Pal, qu’avait fait Pal ! Stanislas avait envie de s’écrouler de désespoir : celui qu’il avait considéré comme son fils avait trahi ; même son Pal n’avait pas été un Homme. Il en tremblait. Pal était revenu à Paris pour voir son père. L’Abwehr l’attendait sûrement ; il avait dû être suivi, et il avait entraîné Faron dans sa chute. Et Laura, enceinte. Il l’avait jetée en pâture aux Allemands. Devait-il appeler Doff ? Non. Jamais. Ni Doff, ni personne ne devrait jamais savoir. Ne serait-ce que pour Philippe, pour qu’il n’ait jamais honte de son père, comme lui-même aujourd’hui. Il ne savait plus que penser. Devait-il renier celui qu’il avait aimé comme son propre fils ?