Выбрать главу
*

Stanislas descendit les escaliers et sortit devant l’immeuble. Sur le trottoir, Doff fumait une cigarette en l’attendant. Ils se regardèrent et soupirèrent ensemble.

— Voilà, dit Stanislas.

— Voilà, répondit Doff.

Silence.

— Comment a-t-il pris la nouvelle ?

— Ça va aller…

Doff hocha la tête.

— Tu sais, Stan, je crois que je vais classer l’enquête… Tout a été dit, plus besoin de venir ici. La faute au destin.

— Oui, oui, classer l’enquête. La faute au destin. Rien à ajouter, et ne plus venir ici. Saloperie de guerre…

— Saloperie de guerre.

Ils firent quelques pas en direction de la Seine.

— Ah, ce Pal. Un héros, hein ? ajouta encore Stanislas.

— Pour sûr, un héros.

Ils ne rentrèrent pas à l’hôtel tout de suite. Ils avaient besoin de boire un peu.

66

Il était presque quinze heures lorsque Laura sonna à la porte de l’appartement.

Pourquoi Stanislas et Doff n’étaient-ils pas revenus à l’hôtel ? Ils étaient partis vers onze heures et demie, et elle avait attendu pendant quatre heures, dans sa chambre qu’elle n’avait pas quittée depuis la veille au soir. Elle s’était inquiétée, elle ne pouvait plus patienter ainsi, et elle avait décidé d’aller rue du Bac ; elle avait installé Philippe dans son landau et s’en était allée jusque chez le père.

Il ouvrit. Il pensait que c’était Stanislas qui revenait. Il ne parvenait plus à contenir ses sanglots de douleur, mais il ouvrit quand même.

En voyant l’homme en pleurs, Laura comprit que Stanislas et Doff lui avaient annoncé la nouvelle. Mais pourquoi n’étaient-ils pas revenus à l’hôtel ensuite ?

— Bonjour, Monsieur. Je suis Laura… Je ne sais pas si Stanislas vous a parlé de moi ?

Il sourit tristement et acquiesça. Laura. Elle était venue elle aussi. Depuis Londres ? Déjà ? Peu importe. Il la trouva magnifique.

— Alors, c’est vous le père de Paul-Émile… murmura-t-elle, les yeux embués par les larmes. Il m’a tellement parlé de vous…

Il sourit encore.

— Chère petite Laura… Vous êtes plus belle encore que ce que j’aurais pu imaginer.

Dans un élan soudain, ils s’enlacèrent, tous trois.

— C’est mon petit-fils ?

— Il s’appelle Philippe. Philippe… Comme vous. Il est beau, hein ?

— Magnifique.

Ils s’installèrent au salon, et ils se regardèrent, sans parler, pleins de tristesse. Puis, à la demande du père, Laura raconta Pal, comme Stanislas l’avait fait. Elle raconta Londres, et les moments de bonheur. Elle raconta combien elle trouvait que Philippe ressemblait à son père, et le grand-père approuva. Et pendant que sa mère parlait, Philippe, dans ses bras, riait et entamait dans son babil une grande conversation avec le monde.

Le grand-père regardait la jeune femme et l’enfant, tour à tour, sans cesse. Ils étaient la famille de son fils, sa descendance. La perpétuation du nom. Ses larmes ruisselaient toujours.

Ils parlèrent pendant près de deux heures. À dix-sept heures, le père, épuisé, proposa à Laura de revenir le lendemain.

— La journée a été difficile, dit-il, j’ai besoin d’être un peu seul, vous comprenez ?

— Bien sûr. Je suis si heureuse de vous avoir enfin rencontré.

— Moi aussi. Revenez demain à la première heure. Nous avons encore tant à nous dire.

— Demain. À la première heure.

— Aimez-vous les gâteaux ? demanda le père. Je pourrais acheter un gâteau pour demain.

— Un gâteau, répondit Laura. C’est une excellente idée. Nous le mangerons ensemble, et nous parlerons encore.

Ils s’enlacèrent, il embrassa son petit-fils. Et elle s’en alla.

Dans la rue, elle eut envie de marcher. Marcher lui ferait du bien. Demain elle proposerait au père de venir au manoir du Sussex. Peut-être voudrait-il prononcer un petit discours. Peut-être resterait-il à Londres quelque temps. Pour Philippe. Elle sourit. L’avenir était devant.

*

Gros sortit de l’hôtel Cecil, où le SOE avait son bureau pour la France. Sur les indications d’un officier, croisé par hasard devant le Lutetia où il était resté longtemps après le départ de Saskia, il s’y était rendu pour régulariser son statut, ne sachant plus s’il était agent anglais ou citoyen français.

Au Cecil, il avait eu droit à un entretien expéditif et sans protocole. On lui avait expliqué que la Section F était démantelée ; il pouvait rejoindre les rangs de l’armée française s’il le souhaitait, au grade identique à celui obtenu au sein du SOE : lieutenant.

— Non, merci, avait décliné Gros. Plus de guerre, plus rien.

Son interlocuteur avait haussé les épaules. Il avait fait patienter le géant, puis lui avait remis un certificat laissant entendre qu’il avait pris une part importante à la guerre. C’était tout. Pas de tambour, pas de salut militaire, même pas une feuille à signer. Rien. Au revoir et merci. Gros avait souri, il ne s’en était pas formalisé. Le SOE s’éteignait de la même manière qu’il s’était allumé : ç’avait été la plus grande improvisation de toute l’histoire de la guerre.

Le géant déambulait au hasard des rues. Il regardait fièrement son diplôme, l’approchant et l’éloignant de ses yeux pour pouvoir bien le contempler. Il l’enverrait à ses parents. La guerre était terminée, pour lui, pour ses camarades. Pour la Section F. Une page de leur histoire se tournait définitivement. Qu’allaient-ils devenir ?

Il marcha encore, la direction n’avait pas d’importance. Sans le savoir, il prenait le chemin de la rue du Bac ; sans le savoir, il faisait, en sens inverse, le trajet de Pal, qui, un matin de septembre 1941, avait quitté Paris pour suivre les sentiers de la guerre. C’est alors qu’il la vit, accompagnée de son fils, Philippe, dans son landau : Laura. Elle lui souriait, elle avait reconnu de loin l’immense silhouette. Quelle surprise ! Quelle extraordinaire surprise que ces retrouvailles, ici et maintenant. Elle souriait, plus belle que jamais. Elle et son fils sans père retrouvaient Gros, ici : ils pensèrent au destin, peut-être au hasard, mais le monde est trop petit pour qu’on puisse jurer ne jamais se revoir. Ne se perdent de vue que ceux qui le veulent vraiment.

Gros se précipita vers Laura, il l’enlaça de toutes ses forces.

— J’ai eu si peur de ne plus te retrouver ! s’écria la jeune femme.

Elle avait eu peur pour lui ; Gros ferma les yeux de bonheur, et, discrètement, il posa sa main sur la tête du fils nouveau.

— Que fais-tu à Paris ? demanda le géant.

— Je suis venue voir le père de Pal. Il y a aussi Stanislas et Doff avec moi.

Ils se sourirent.

— Reviens à Londres avec nous, lui dit Laura. Reviens à Londres, tu veux bien ?

— Oui.

— Tout le monde t’attend là-bas. Nous voulons aller dans le manoir de mes grands-parents. Quelques jours. Pour nous souvenir de Pal et des morts.

— Tous ensemble ?

— Tous ensemble. Comme pendant les écoles. Mais nous n’aurons plus à nous lever à l’aube. Nous ne souffrirons plus. Nous avons gagné la guerre.

Philippe, dans son landau, se manifesta.

— Veux-tu le porter ? proposa Laura.

— J’aimerais tant.

Elle mit le fils dans les bras de Gros, débordant d’amour, qui le serra délicatement contre lui ; et l’enfant posa ses minuscules mains sur les énormes joues de celui qui deviendrait un peu son père.

Qu’allaient-ils devenir ? Ce n’était pas important. Les démons reviendraient, ils le savaient. Car l’Humanité oublie facilement. Pour se souvenir, elle construirait des monuments et des statues, elle confierait sa mémoire à des pierres. Les pierres n’oublient jamais, mais personne ne les écoute ; et les démons reviendraient. Mais il resterait toujours des Hommes quelque part.