Que découvrirait-il d’utile en l’écoutant parler ?
Il ne pensait avoir qu’un seul moyen de le découvrir.
« Qu’est-ce que vous faites avec ce pistolet, professeur ? » demanda le simulacre.
Il avait repris conscience. Toujours solidement attaché à la chaise, il n’avait sur le corps que son slip et des bandes bien serrées de ruban adhésif. Sa tête était immobilisée, mais il arrivait à regarder de côté Ethan et le revolver que celui-ci tenait délibérément dans son champ de vision. La créature avait une convaincante apparence de Blanc effrayé et un peu replet qui frissonnait dans la fraîcheur de la cave.
Ethan ne répondit pas. Il devait tout d’abord avoir la certitude d’être devant un des hommes à l’intérieur vert et non un humain abusé ou dément. Il visa un endroit entre le genou et la cheville gauches de Bayliss.
« Attendez, dit celui-ci. Vous n’avez pas besoin de faire ça. »
Ethan pressa la détente. La détonation fut désagréablement forte dans l’espace confiné de la cave. La balle traversa la jambe de Bayliss et s’enfonça dans le sol sous sa chaise. Ethan alla examiner la plaie sans se soucier de ses bourdonnements d’oreille. Un flot de sang d’un beau rouge en sortait, ainsi qu’un écoulement plus lent d’une matière visqueuse verte. Une esquille apparaissait dans les tissus endommagés, pâle et humide.
Après le coup de feu, l’expression de Bayliss se fit impassible et songeuse. Le nez froncé à cause de l’odeur de fleur pourrie qui montait de la matière verte, Ethan s’agenouilla le temps d’arrêter l’hémorragie en entourant le mollet de ruban adhésif.
« Ce n’était pas nécessaire », indiqua Bayliss.
Bien au contraire. Ethan n’avait désormais plus aucun doute sur son interlocuteur. « Vous aviez quelque chose à me dire, il me semble ? »
Le simulacre hésita, comme s’il réfléchissait à sa réponse, mais Ethan ne s’y laissa pas prendre : le comportement de ces créatures était tout aussi facilement mensonger que leurs paroles. « Nous avons un intérêt commun, professeur. C’est compliqué… »
Ethan lui plaqua le canon de son pistolet sur la tête. « Parlez.
— Vous savez ce que je suis : le genre de chose qui a tué tant de vos collègues il y a sept ans. Mais je défends un intérêt différent.
— Absurde.
— La majeure partie des conjectures de la Correspondence Society sont exactes. La couche radio-réflexive qui entoure la terre est bien un être vivant et actif… votre déduction était astucieuse et correcte. Elle constitue le corps de ce que vous appelez l’hypercolonie. L’hypercolonie est vivante, supposition elle aussi correcte. Mais comme tout être vivant, elle est mortelle. Et susceptible d’être infectée ou d’avoir des prédateurs. Je représente un réseau parasite autonome qui a infecté l’hypercolonie et s’efforce de la contrôler. Mes intérêts sont contraires aux siens. Je vous crois capable de le comprendre. Voilà pourquoi je suis venu seul et sans armes. »
Le sim n’avait fait que répéter les conclusions auxquelles la Society était déjà parvenue, à part cette histoire de « réseau parasite ». Ethan réfléchirait plus tard à la plausibilité de la chose. « Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
— Votre aide. Je peux expliquer, mais il me faut davantage de temps.
— Pourquoi je vous aiderais en quoi que ce soit ?
— Pour éviter une catastrophe humanitaire. Et peut-être sauver la vie de votre nièce par la même occasion. »
Surpris, Ethan crispa l’index sur la détente.
« Ce n’était pas une menace, précisa Bayliss.
— Qu’est-ce que vous savez de ma nièce ?
— Cet endroit n’est pas sûr. Ni pour vous ni pour moi. Emmenez-moi ailleurs, je vous expliquerai. »
Des nombreux aspects humiliants de la vie que menait Ethan depuis les événements de 2007, le pire était peut-être cette apparence de déséquilibré qu’il avait été obligé d’adopter. Il refusait d’avoir le téléphone, la télévision ou la radio, il vivait à l’intérieur d’un cordon de dispositifs de sécurité digne d’un aliéné, il conservait un arsenal de pistolets et de fusils dans son grenier, et il avait à présent un prisonnier dans sa cave, un prisonnier ligoté avec du gros ruban adhésif et blessé par balle à la jambe. De quoi aurait-il l’air, aux yeux d’un inconnu ? Sans aucun doute d’un dangereux psychopathe, rien de moins.
Depuis plusieurs années, il n’avait fréquenté personne qui partage ses idées. La plupart de ses anciens amis et collègues étaient morts ou vivaient à l’écart de la société. Il n’aurait pu trouver aucun témoin pour attester de sa santé mentale, en cas besoin. Il détenait toujours ses lettres, ses documents de la Society, ses recherches non publiées. Mais ils auraient eu l’air à peu près aussi déments que lui.
Son ex-femme Nerissa aurait compris tout cela, n’importe laquelle des familles survivantes des initiés de la Correspondence Society aussi, et dans sa solitude, Ethan avait été douloureusement tenté de parler avec Nerissa… sauf que c’était impossible sans la mettre en danger. Il avait gardé le contact avec Werner Beck, autorité intellectuelle et principal contributeur financier de la Society, mais seulement par courrier… et la paranoïa de Beck était a priori encore plus complexe que la sienne.
Le sim qui se faisait appeler Winston Bayliss avait laissé entendre que la vie de Cassie, la nièce d’Ethan, était menacée d’une manière ou d’une autre. Comme tout ce qu’avait dit la créature, il pouvait s’agir d’un mensonge. Malheureusement, ce pouvait tout aussi bien être vrai. Ethan n’avait plus revu la fille de sa belle-sœur depuis sept ans. Il en gardait le souvenir d’une enfant tranquille, d’humeur changeante, mais réfléchie et attachante. Elle devait avoir eu dix-huit ans dans l’année.
Qu’est-ce que l’hypercolonie voulait à Cassie Iverson ?
Sans doute ne pouvait-on répondre à cette question et ne faisait-elle que le distraire. En remontant dans la cuisine, Ethan jeta un coup d’œil à l’horloge. Une heure avait passé depuis l’arrivée du sim. Trop long. Il s’imagina répandre du pétrole lampant sur le sol de la ferme — il en conservait plusieurs jerricans dans la grange où il garait sa voiture — avant de jeter une allumette dessus. Brûler la ferme, brûler la grange, brûler Winston Bayliss. Partir au volant de sa vieille Ford. Les os et le crâne calcinés dans la cave soulèveraient un certain nombre de questions si quelqu’un les découvrait, mais Ethan serait alors très loin… et il doutait que le moindre organisme officiel uniquement humain arrive à le retrouver.
Mais s’il ne pouvait espérer mieux que passer le reste de son existence dans une solitude encore plus hermétique, autant brûler avec le bâtiment.
Je veux votre aide, avait dit Winston Bayliss. Cela pourrait sauver la vie de votre nièce.
Mais on ne pouvait pas faire confiance à cette chose dans la cave. Tout était là.
Il soupesa le pistolet. Tuer le sim pourrait être une erreur tactique, mais il n’aurait jamais rien qui ressemble davantage à une vengeance.
Il redescendait dans la cave lorsque l’alarme se déclencha à nouveau.
5
Sur la route
Leo, qui recevait chaque année de son père un large assortiment de faux papiers d’identité et de cartes de crédit au même nom, loua une chambre dans un motel au bord de la route. Bordé sur trois côtés par la pinède et doté d’une piscine (vide) protégée par un grillage, c’était un établissement miteux mais tranquille hors saison. Leo et Beth signèrent le registre en se faisant passer pour un couple, si bien que, pour ne pas se faire voir de la réception, Cassie dut courir de la voiture à la chambre en remorquant Thomas d’une main et en portant sa valise de l’autre. Le crépuscule disparaissait dans un ciel dégagé et, même si elle ne s’intéressait que vaguement à l’astronomie, Cassie supposa que l’étoile brillante sur l’horizon était la planète Vénus. Elle l’entraperçut au moment où la porte se refermait derrière elle. Un œil net, froid.