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La chambre sentait vaguement le moisi et le nettoyant WC. Un petit téléviseur était posé sur la commode parsemée de taches et de marques circulaires. Thomas le regarda sans dissimuler son envie. Par principe, tante Riss refusait d’avoir la télévision. Cassie avait parfois essayé d’argumenter — même si les émissions étaient furtivement trompeuses, ne pouvait-on les regarder quand même, du moment qu’on gardait ce fait à l’esprit ? — mais l’interdit avunculaire n’était pas négociable.

Cassie pensait comprendre. Tous les signaux radio et télévision passaient par la radiosphère. Et ce, depuis l’époque de Marconi et d’Edison. Elle se souvenait d’une photographie, dans un manuel d’histoire du lycée, sur laquelle Marconi et un certain nombre de ses collaborateurs se trouvaient dans une station radio expérimentale à Terre-Neuve pour démontrer ce qu’ils appelaient le « contact résonant » avec une station sœur située à Saint-Malo. Les faibles signaux de Marconi avaient été amplifiés par la radiosphère et fidèlement retranscrits sur la côte française. Bien entendu, personne n’appelait cela « radiosphère », à l’époque : le terme avait été imaginé dans les années 1920 pour désigner, dans la haute atmosphère, une couche limite ayant la propriété étonnamment utile de propager les signaux radio tout autour de la Terre, en fonction de leur fréquence et de leur puissance. Sa composition et son mode de fonctionnement restaient des questions théoriques ouvertes (les recherches sur le sujet étaient en réalité discrètement découragées), mais les ingénieurs en radiodiffusion s’étaient précipités pour l’exploiter. Les premières émissions de radio planétaires dataient d’après la Grande Guerre, en 1921. Une ébauche de télévision noir et blanc suivit en 1935. Cassie avait vu un de ces postes d’antan dans un magasin d’antiquités poussiéreux : un écran de verre comiquement petit dans un coffret en bois comiquement grand ; d’après le propriétaire, il fonctionnait encore.

La moindre émission de radio et de télévision transitait donc par la radiosphère, comme nul ne l’ignorait. Peu de gens savaient par contre que la radiosphère était le corps distribué d’un être vivant et que les signaux n’en ressortaient pas forcément à l’identique.

Trois ans plus tôt, Cassie avait découvert un carton de monographies de la Correspondence Society au fond du placard du couloir dans lequel tante Riss conservait ce qu’elle ne regardait jamais, mais ne pouvait se résoudre à jeter. Ces documents avaient appartenu aux parents de Cassie, peut-être étaient-ils parvenus à tante Riss après les meurtres, legs macabre, plus ou moins comme Cassie elle-même. Celle-ci n’eut donc aucun scrupule à fouiller dans ce carton et à lire tout ce qui y semblait intéressant.

Elle n’avait pas tardé à reposer la majeure partie de ces opuscules, qui lui paraissaient incompréhensibles et portaient des titres du genre « Signalisation intracellulaire dans des cultures cellulaires éthérées ». Mais l’un parlait de diffusion télévisuelle et elle deux avait à peu près compris chaque mot. L’auteur, un ingénieur de télévision, avait comparé les enregistrements en studio des journaux télévisés du soir avec ses propres enregistrements des mêmes émissions telles qu’elles avaient été diffusées. (Cassie l’imaginait scruter les séquences, image après image, avec la même espèce d’attention fanatique que Thomas portait à ses livres de jeux… trouver les cinq différences entre ces deux images.) Dans chaque cas, il avait repéré de nombreuses dissemblances, mais d’une subtilité intimidante. L’exemple le plus flagrant consistait en une espèce de blanc au moment de la prononciation du mot « haine » dans un reportage sur des tensions ethniques en Ouganda. Les moins évidentes étaient d’innombrables modifications, minimes mais mesurables, de l’apparence ou la voix des journalistes et animateurs. L’auteur était incapable de dire à quoi servaient ces légères altérations du ton et de l’expression, mais remarquait « un adoucissement général de l’affect émotionnel ». Ce n’était guère que quelques données supplémentaires dans ce que Cassie en était venue à considérer comme les mystères de l’hypercolonie (nom que donnaient les documents de la Society à l’ensemble des minuscules cellules vivantes constituant la radiosphère), mais cela l’aida à comprendre pourquoi sa tante se méfiait de la télévision et de la radio. Ce qui sortait du haut-parleur ou apparaissait sur l’écran était corrompu, toxique, un mensonge subtil et insidieux.

Si Cassie comprenait et approuvait, l’absolutisme de tante Riss l’ennuyait malgré tout. On ne pouvait pas faire confiance à la télévision, mais fallait-il pour autant ne pas la regarder ? Les émissions dont parlaient ses camarades au lycée semblaient intéressantes et elle-même passait plus ou moins pour une gourde en ne les ayant pas vues. Thomas avait connu la même situation : regarder la télévision était un plaisir rare, interdit pour des raisons qui lui échappaient un peu et le contrariaient souvent.

Thomas regarda le téléviseur, puis tourna la tête vers Cassie. Celle-ci soupira. « D’accord, allume-la. » (Ce n’était pas comme si elle vous regardait, vous.) Quelques instants plus tard, assis les jambes croisées sur le lit, son petit frère souriait aux plaisanteries idiotes de Piggy’s Island, une sitcom mettant en scène un groupe d’écoliers britanniques échoués sur une île déserte.

Il y avait, à côté du poste de télévision, un téléphone dont le plastique blanc avait pris une couleur de vieil os. Encore un appareil moins utile pour Cassie que pour les gens ordinaires. Ceux-là s’en servaient sans se poser de questions, sans se soucier que toutes les communications, y compris locales, passent systématiquement par la radiosphère. Si elle était quelqu’un d’ordinaire, Cassie pourrait essayer de joindre tante Riss. Mais ce serait follement risqué, pour l’une comme pour l’autre. Mieux valait, si possible, éviter de penser à sa tante.

Leo et Beth se retirèrent au fond de la chambre, où ils discutèrent trop bas pour que Cassie les entende. De temps en temps, Beth lui jetait un coup d’œil mécontent tandis que Leo parlait lentement en lui montrant les paumes de ses grandes mains. Cassie ne fit pas attention à eux.

Leo finit par attraper sa veste. « Beth et moi sortons chercher à manger. Vous voulez qu’on en profite pour vous rapporter autre chose ? »

Pas vraiment. La valise d’urgence de Cassie avait été soigneusement et intelligemment garnie. « Je participe aux frais, dit-elle en tendant la main vers son sac.

— Ce soir, c’est moi qui régale. Garde ton argent. On aura peut-être besoin de faire pot commun plus tard. »

Cassie se retrouva seule avec son petit frère. Elle se força à suivre Piggy’s Island. Les deux protagonistes, Piggy et Ralph, avaient découvert un parachutiste coincé dans un arbre et expérimentaient diverses manières de le faire descendre, l’une consistant à lui lancer des noix de coco. Thomas regardait d’un air sombre et ne rit qu’une seule fois, un rire que Cassie trouva saisissant dans le silence glacial.

Au bout d’une heure de télévision, Thomas commença à piquer du nez, mais Beth et Leo revinrent, et leur bavardage ainsi que l’odeur de pizza lui rendirent toute sa vivacité. Il s’empara de deux parts et se rassit devant le poste.