Beth mangea un peu, puis annonça vouloir prendre une douche. Dès qu’elle se fut enfermée dans la salle de bains, Leo demanda à Cassie de sortir discuter avec lui. Surprise, Cassie s’inquiéta aussitôt. De mauvaises nouvelles, soupçonna-t-elle. Peut-être Beth avait-elle convaincu Leo de les abandonner à la gare routière la plus proche, Thomas et elle. Dans ce cas, se dit-elle, tant pis. Elle laissa Thomas à sa pizza, rejoignit Leo dans la pénombre juste de l’autre côté de la porte et, son gilet en laine serré sur ses épaules, attendit stoïquement leur disgrâce.
Leo sortit une cigarette du paquet dans sa poche. Il l’alluma, éteignit l’allumette, leva les yeux vers le sommet des pins qui se découpait sur le ciel bleui par la lune. « Ne fais pas attention à Beth, dit-il en recrachant de la fumée dans l’air de novembre. Elle digère ce qui est arrivé à son père. Ce qui lui est peut-être arrivé. Ce n’est pas le grand amour entre eux, mais bon… tu sais ce que c’est.
— Je crois, oui. »
Cassie connaissait Leo et Beth plus ou moins depuis le début de son adolescence. Ils faisaient partie du contingent le plus âgé des enfants de la Society et n’appartenaient pas tout à fait à son propre cercle. Les survivants de la Society venus à Buffalo étaient comme des membres de votre famille : querelleurs, pas toujours proches, liés par des secrets communs. Si Leo faisait rarement attention à elle pendant leurs réunions périodiques, elle l’avait de son côté étudié de près.
Son tabagisme, par exemple. Cassie soupçonnait Leo de fumer pour la même raison qu’il trimballait des éditions de poche de romans bohèmes ou qu’il feignait de s’intéresser à la musique des boîtes et cafés du centre-ville : cela le définissait comme différent d’une manière qui se passait d’explications. Cela donnait l’impression qu’il était différent par choix.
Mais ce soir-là, au moins, il tomba le masque. Il toussa. « De toute évidence, Beth n’est pas ravie que vous nous accompagniez, ton frère et toi.
— Ouais.
— Je voulais juste te dire de ne pas lui en vouloir pour ça. Elle est encore aveuglée par le chagrin. Elle finira bien par se calmer. Bref, ne te sens pas visée. » Il tira une nouvelle bouffée de tabac qu’il laissa ressortir par les narines. Un camion passa en grondant sur la route. « Tu fais comme tu veux, Cassie, mais je crois qu’on devrait rester ensemble, au moins jusqu’à ce qu’on arrive dans l’Illinois. »
Cassie ressentit un peu d’étonnement. « Jusqu’à ce qu’on voie ton père, tu veux dire.
— Voilà. Parce que ce n’est pas la même chose, cette fois. Si les sims attaquent des gens comme ta tante, ils doivent cibler tous ceux qui ont entendu parler de la Society. Toi, moi, Beth… et même Thomas. Tu as une idée de la manière d’affronter ça ?
— J’ai deux jeux de papiers d’identité et je suis légalement adulte. J’ai assez d’argent liquide pour qu’on s’en sorte un moment. Je peux trouver du travail quelque part et juste… me fondre dans la masse.
— Te fondre dans la masse, répéta Leo avec un sourire qui l’agaça. Tu es sûre que vos fausses identités sont encore utilisables sans danger ? »
Elle haussa les épaules. « On ne peut être sûrs de rien.
— C’est justement pour ça que je pense préférable de se serrer les coudes. Au moins jusque dans l’Illinois.
— Possible. D’accord, et une fois là-bas, il se passe quoi ? Tu t’attends à découvrir quoi en frappant chez ton père ? »
Il jeta son mégot qu’il écrasa sous son talon, puis enfonça les mains dans les poches de sa veste. « Tu connais sa réputation.
— Juste qu’il a le portefeuille bien garni. Et des idées bien arrêtées.
— De tous ceux qui ont survécu à 2007, il a été le seul qui n’a pas voulu se contenter d’aller se cacher. Il m’a dit un jour que les sims ne s’en seraient pas pris à nous si on ne leur faisait pas peur. Et s’ils ont peur de nous, ça veut dire qu’on doit avoir un moyen de leur faire mal. De lui faire du mal. » Il leva la tête vers le ciel. « À cette chose. Tu n’aimerais pas lui faire du mal, Cassie ?
— Si, bien sûr, si je pensais qu’on pouvait, mais…
— Mais quoi ?
— Eh bien, il faut que je m’occupe de Thomas. En plus, sans vouloir te vexer, je ne suis pas sûre que tu saches de quoi tu parles. »
L’expression intraitable de Leo se fit souriante. « Tu as raison, pour ton petit frère. Mais reste avec nous, Cassie. Vraiment. Au moins jusqu’à ce qu’on soit sûrs que personne ne nous suit. Tu auras peut-être l’occasion de discuter avec mon père, si…
— S’il est vivant.
— S’il est vivant, oui. Après, tu pourras te trouver un boulot dans une de ces stupides petites villes. Si c’est ce que tu veux vraiment. » Il poussa la porte de la chambre et la tint ouverte pour Cassie.
Ce ne sont pas de stupides petites villes, songea-t-elle. Si Leo en parlait ainsi pour pouvoir se sentir supérieur à leurs habitants, pourquoi pas. Mais il se trompait. Erreur qui provenait d’un sentiment de jalousie.
Toutes ces petites et grandes villes là-bas dans le noir, pensa-t-elle, tous ces gens derrière leurs fenêtres jaunes qui tiennent globalement pour établis le bon sens et la prévisibilité des choses. Ce serait facile et satisfaisant de tout simplement les détester. Mais Cassie se souvenait trop bien de l’époque où sa propre vie ressemblait à cela, où elle ressentait une fierté sans équivoque à se mettre debout le jour de l’Armistice pour saluer les drapeaux, ceux des États-Unis, ceux de la Société des Nations et tout ce qu’ils semblaient représenter : le siècle de la paix, l’avancée inexorable de la liberté et de la prospérité. Auxquels elle voulait continuer de croire.
Thomas était affalé sur le lit, les paupières de plus en plus lourdes, mais les yeux toujours rivés sur la télévision. Qui diffusait des informations avec une journaliste en beau tailleur bleu parlant de mauvaises récoltes en Tanzanie et de l’arrivée à bon port à Dar es-Salam d’importantes cargaisons expédiées par la Réserve internationale de céréales. Son visage exprimait de la compassion, mais peut-être s’agissait-il là d’un ajustement effectué par l’hypercolonie, d’une amélioration subtile, de ce qu’on appelait au cinéma un effet spécial.
Beth sortit de la salle de bains enveloppée d’une serviette et les cheveux lui dégoulinant sur les épaules. « Éteins ces conneries, dit-elle à Cassie. Et vire ton frangin du lit, bordel. Il faut que je dorme. »
6
Campagne du Vermont
Ethan attrapa son pistolet — au chargeur presque plein : il ne manquait que la balle ayant traversé la jambe de la créature attachée dans la cave — avant de se précipiter à la porte. Il y arriva à temps pour voir une Ford Elektra bleue crasseuse approcher en bringuebalant sur le chemin de terre battue. L’automobile s’arrêta quasiment devant sa porte, l’arrière chassant dans un nuage de poussière. La portière côté conducteur s’ouvrit d’un coup et une femme descendit. Ethan la reconnut avec stupéfaction.
Nerissa.
Il ne l’avait pas vue depuis sept ans. À l’époque, ils ne vivaient d’ailleurs déjà plus ensemble depuis quelques mois et n’étaient plus mariés que sur le papier. La revoir provoquait malgré tout en lui une poussée de nostalgie et d’envie qu’il réprima difficilement. Il baissa son arme et sortit sur la véranda.
Les goûts vestimentaires de Nerissa n’avaient pas changé, même si elle s’était manifestement habillée à la hâte. Elle portait un jean, une chemise à carreaux en coton et une grande écharpe orange qui lui tombait sur les hanches. Une paire de lunettes — alors qu’à l’époque elle préférait les lentilles de contact — lui faisait des yeux encore plus grands. Elle avait vieilli, bien entendu, mais à part quelques rides insignifiantes elle n’avait guère changé depuis qu’ils avaient fait connaissance dans une soirée entre collègues de l’université à Amherst.