Elle s’approcha d’un pas ferme tandis qu’Ethan sentait sa bouffée de plaisir tourner en peur. Elle monta sur la véranda et, quand elle se retrouva à quelques centimètres de lui, il ne put faire autrement que la serrer dans ses bras.
« Mon Dieu, chuchota-t-il. Riss, Riss… c’est dangereux, ici. »
Elle l’étreignit aussi, puis se dégagea. « Je ne viens pas sans raison, Ethan.
— Tu ne comprends pas. Il faut que tu t’en ailles. Le plus vite possible. Moi-même, je pars d’ici.
— On partira ensemble, alors. C’est au sujet de Cassie. »
Ce n’était pas la première fois de la journée que sa nièce se trouvait ainsi mentionnée. Il voulut croiser le regard de son ex-femme, n’y parvint pas. « Tu ferais mieux d’entrer », dit-il.
Quand il l’avait rencontrée, elle s’appelait Nerissa Stewart, et il s’aperçut en fin de soirée qu’il était tombé amoureux… sinon d’elle précisément, car il ne la connaissait encore qu’à peine, du moins de sa curiosité vive et de la manière dont elle le regardait à la dérobée comme si elle voyait en lui une énigme qu’elle souhaitait résoudre. Elle était professeur de littérature et spécialiste de William Blake, un poète anglais dont il n’avait rien lu depuis qu’il avait croisé son Tyger au lycée, et tout aussi déconcertée de son côté par les activités entomologiques d’Ethan. Il dirait plus tard ne trouver aucune vérité dans la poésie et elle ne jamais découvrir de poésie chez les invertébrés, mais c’était une réponse toute prête aux questions sur leur séparation. En réalité, durant leurs quelques années de vie commune, ils avaient partagé un certain nombre de vérités poétiques.
Et depuis la dernière fois qu’il lui avait adressé la parole, sept ans auparavant, Ethan avait imaginé des centaines de fois leurs retrouvailles. Il avait honte de ce fantasme, mais ne pouvait y résister, particulièrement l’hiver quand, bloqué chez lui par la neige il n’arrivait pas à contrer l’inertie de ses propres pensées. Cela prenait parfois un tour érotique : ils s’étaient toujours très bien entendus sexuellement, pierre angulaire de l’architecture par ailleurs fragile de leur mariage, et il avait du mal à ne pas se remémorer ces scènes quand le vent se cognait aux murs de la ferme tel un taureau furieux. Les jours plus cléments, il lui arrivait d’imaginer qu’il lui faisait des excuses, qu’il lui pardonnait, qu’elle-même lui pardonnait, qu’ils riaient ensemble ou qu’il l’écoutait rire. Mais tout cela n’avait plus d’importance. Ils avaient des affaires urgentes à régler. De vieilles, inévitables affaires.
« Cassie est partie, annonça-t-elle. Je veux dire, elle a disparu. Je peux expliquer, mais… tu aurais du café ? Je n’en ai pas pris un seul depuis hier. J’ai conduit toute la nuit. Je ferais bien aussi un petit tour aux toilettes. »
Il s’excusa pour l’état de sa salle de bains et profita de l’absence momentanée de Nerissa pour tenter de mettre de l’ordre dans le tourbillon de ses pensées. Cassie avait disparu. Ce qui signifiait qu’Ethan n’était pas le seul à avoir eu de la visite. La terreur était de retour. Cette saloperie de créature dans la cave ! Il l’avait laissée en vie… erreur qu’il allait bientôt corriger. Mais il fallait d’abord qu’il parle à Nerissa : qu’il l’écoute, qu’il la conseille dans la mesure de ses moyens, qu’il l’aide à partir sans encombre. Et vite.
Elle revint à la table de la cuisine et prit sans même la regarder la tasse de café tiède qu’il lui tendait. « Je sais que tu ne m’attendais pas, dit-elle avant qu’il puisse rassembler ses pensées. Je pouvais difficilement te prévenir. Je n’étais même pas certaine de te trouver. Il y a longtemps que tu m’as donné cette adresse : j’avais peur que tu aies déménagé. À moi aussi ça fait bizarre d’être là, de te revoir. Mais je viens à cause de Cassie. Je vais te raconter ce qui s’est passé, c’était quoi, mon Dieu, seulement avant-hier. Ensuite, on pourra décider ce qu’on fait.
— Le temps presse.
— Alors laisse-moi parler. »
Nerissa lui raconta qu’elle n’était pas chez elle le soir où un simulacre était arrivé sur Liberty Street. Le lendemain matin, trouvant l’appartement vide et un mot inquiétant de Cassie scotché au réfrigérateur, elle avait interrogé les voisins et reconstitué les événements. Aux premières heures du matin, bien avant l’aube, un homme avait perdu la vie dans un accident de la circulation juste devant l’immeuble. Les descriptions hésitantes genre « vous n’allez pas y croire » des voisins ne laissaient aucun doute sur le fait que le mort était un simulacre.
Cassie, qui avait depuis toujours le sommeil léger, devait avoir assisté à l’accident. Et comme tous les enfants des familles survivantes, elle avait été formée pour réagir aussitôt à l’apparition d’un sim.
« Elle a dû supposer qu’il venait la tuer. Et elle avait peut-être raison. Si bien qu’elle a pris sa valise et qu’elle est partie avec Thomas prévenir le plus proche contact de la Society. Malheureusement, ce contact était Leo Beck.
— Le fils de Werner ?
— Il a vingt et un ans, maintenant, et il est aussi anticonformiste que son père. Il n’a jamais vraiment eu d’autre famille que les gens de la Society, mais je crois qu’il nous détestait autant qu’il nous aimait. Les jeunes de l’âge de Cassie l’appréciaient beaucoup, en tout cas. J’imagine qu’il avait l’air moins, comment dire… moins passif que le reste d’entre nous. »
Werner Beck, son père, avait adopté une attitude similaire. Il croyait possible que l’hypercolonie soit vulnérable à une attaque humaine et que les connaissances accumulées par la Correspondence Society constituent une arme utilisable dans ce but. Et c’est une idée séduisante, se dit Ethan. Du moins tant qu’on ne se met pas à calculer le coût potentiel en vies humaines.
« Quand Cassie lui a parlé du sim, Leo a dû supposer qu’on était tous visés… que les sims venaient anéantir les derniers restes de la Society.
— Tu es certaine que ce n’est pas le cas ?
— Je ne suis certaine de rien, tu penses bien. Tout le monde est terrorisé. Le protocole qu’on a établi pour une situation de ce genre stipulait, si on survivait à l’attaque, de prévenir une personne et de disparaître. J’imagine que le sim mort sur Liberty Street m’était destiné. Je suis donc allée voir Edie Forsythe, qui m’a persuadée de rester avec elle jusqu’à ce qu’elle en parle à Sue Nakamura, qui en a elle-même parlé à… bref, l’information a circulé. Et pour ce qu’on en sait, il n’y a eu que deux sims. L’un s’est fait tuer devant chez moi, l’autre tirer une balle dans la tête par John Vance quand il a frappé à sa porte pour solliciter un entretien, aussi incroyable que ça paraisse. Le sim descendu par John n’était pas armé, d’ailleurs. Celui qui s’est fait écraser, je n’en sais rien. Tout ça est très bizarre. Mais Leo a filé, en emmenant Cassie et la fille de John, Beth. »
Un sim sans armes qui voulait discuter… « Malgré tout, Riss, tu n’aurais pas dû venir.
— Je n’ai pas terminé. Il se trouve que Leo idolâtre son père. Ils sont restés en contact étroit. Tous ceux qui connaissent Leo supposent qu’il est parti rejoindre Werner, peut-être pour l’aider sur je ne sais quel projet paranoïaque qu’il a en tête.