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— Possible, mais…

— Écoute-moi, le coupa-t-elle. Beck garde ses distances avec les familles des survivants, mais il reste en contact avec son fils. Il écrit de temps en temps, il envoie de l’argent, il nous fournit régulièrement en faux papiers, mais tout cela sans jamais donner son adresse. Par contre, toi qui es membre à part entière de la Society et qui as toujours été dans les petits papiers de Beck… tu sais forcément comment le contacter. Et si tu le sais, tu dois absolument me dire où il est, parce qu’il faut qu’on y aille. Il le faut, Ethan. Pour récupérer Cassie et la ramener à la maison. »

Elle se laissa aller contre le dossier et, d’une pichenette de la main gauche, écarta les cheveux qui lui tombaient dans les yeux, geste qu’Ethan avait oublié mais reconnut aussitôt.

« Riss… la situation est plus compliquée que tu ne l’imagines. »

Elle le regarda avec impatience.

« Moi aussi, j’ai eu de la visite », lui dit-il.

C’étaient les survivants de 2007 qui avaient baptisé « simulacres » leurs agresseurs. Dans ses monographies, Werner Beck les appelait parfois « myrmidons », à cause du passage des Métamorphoses d’Ovide dans lequel Zeus transforme des fourmis en êtres humains pour repeupler Égine. La référence aux insectes avait plu à Ethan et celle à Ovide ne pouvait échapper à une lettrée comme Nerissa… mais personne d’autre n’étant dans leur cas, simulacre (ou sim) était devenu l’appellation commune.

Ethan raconta aussi brièvement que possible à Nerissa comment le sim prisonnier dans sa cave avait frappé à la porte, ce qu’il avait demandé et proposé en échange. Elle l’écouta avec attention, l’air surpris mais pas stupéfait, sauf quand il arriva au coup de feu dans la jambe du simulacre : « Tu as vraiment fait ça ?

— Il fallait que je sois sûr qu’il n’était pas humain. C’est si difficile à comprendre ?

— Non, seulement tu… je me souviens que tu détestais les armes à feu. »

Il les détestait toujours. En tenir une lui donnait l’impression d’assumer une responsabilité dont aucun être humain sain d’esprit ne devrait vouloir. Mais une fois installé dans cette ferme, il avait pris des cours de maniement et de tir du côté de Jacobstown et s’était découvert plutôt bon tireur. Il s’était habitué au poids du pistolet dans sa main tout comme à la puanteur de contreplaqué brut et d’acier brûlant caractéristique du centre de tir. Chasser le cerf au fusil avait été plus difficile à encaisser. Tuer l’écœurait. Mais il s’était endurci sur ce point-là aussi. « Les années ont passé. J’ai appris deux ou trois trucs.

— Je suis désolée. Continue. Qu’est-ce que le sim a raconté ?

— Il a parlé de Cassie…

— Hein ? Il connaissait son nom ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit, bon Dieu ?

— C’est ce que je suis en train de faire.

— Nom d’un chien, Ethan ! » Elle se leva d’un coup, manquant renverser sa chaise. « Et cette chose est encore en vie ?

— Ouais, mais…

— Il faut que je lui parle.

— Riss, elle ne peut pas dire la vérité… elle est incapable de faire la différence entre vérité et mensonge. Tu le sais bien. Elle se sert de mots pour manipuler les gens.

— Oui, c’était ta théorie, pas vrai ? Votre théorie, à Werner Beck et toi.

— C’est la manière de fonctionner de l’hypercolonie.

— Mais il est possible qu’elle dise la vérité.

— Si on essaye de l’interroger, on ne fait que lui donner l’occasion de nous manipuler.

— Alors pourquoi tu ne l’as pas tuée ? »

Bonne question. Parce qu’elle a visage humain ? Parce que je suis aussi facile à manipuler que n’importe qui ? « J’allais le faire quand tu es arrivée.

— Je continue à vouloir lui parler.

— Riss…

— Tout de suite ! On n’a pas de temps à perdre. »

Bien sûr que non. Il la conduisit dans la cave.

7

Sur la route

Ce premier soir, dans la chambre du motel, Leo imposa à chacun un endroit où dormir. Il tint à ce que Cassie et Beth se partagent le lit à deux places, ce qu’elles firent, même si Beth n’y mit aucune bonne volonté. Le mauvais canapé plaqué au mur était assez grand pour Thomas, qui s’y pelotonna avec un pull-over de rechange comme oreiller et le manteau d’hiver de Cassie en guise de couverture. Il s’endormit aussitôt. Leo insista pour dormir par terre, geste d’une galanterie idiote — le lit était assez grand pour trois —, mais que Cassie supposa partir d’un bon sentiment.

Leurs deux jours suivants sur la route furent de lentes répétitions du premier. Leo acheta une carte routière Rand-McNally avec laquelle il établit un itinéraire qu’il qualifia d’indirect, une démarche d’ivrogne sur deux files de bitume qui visait à embrouiller quiconque les suivrait depuis Buffalo. Ce fut surtout Leo qui conduisit, même si Cassie et Beth prirent chacune le volant une ou deux heures par jour. Pour manger, ils s’arrêtaient dans de modestes cafés-restaurants au bord de la route ou au centre de petites villes. Cassie eut l’impression de traverser des dizaines de fois la même agglomération, où la moindre rivière croisait un petit cours d’eau, et elle fut dans chacune tentée de descendre de voiture, d’emmener Thomas à la gare routière la plus proche et d’acheter un billet pour une destination qu’elle peinait à imaginer… Terre Haute, Cincinnati ou Wheeling, un endroit où elle pourrait n’être personne en particulier, où elle n’aurait plus jamais à penser à la Correspondence Society.

Mais elle savait ces pensées irréalistes et ne tardait pas à les chasser. Après une journée sur la route, puis une deuxième et une troisième, l’amère réalité s’imposa. Beth et Leo se préparaient à l’éventualité d’être devenus orphelins : Beth avait vu le brancard qu’on sortait de l’immeuble de son père et Leo roulait vers ce qui pourrait bien s’avérer une scène de crime. Cassie était déjà orpheline (mot qu’elle méprisait), mais il se pouvait à présent qu’elle ait aussi perdu tante Riss, et sans doute devait-elle supposer que tel était le cas. Le deuxième jour, Leo s’arrêta dans un petit café-restaurant qui vendait des journaux des quatre coins du pays : le New York Times, le Plain Dealer de Cleveland, le Buffalo News. Cassie parcourut ce dernier, mais il ne mentionnait ni meurtres, ni l’accident sur Liberty Street, et elle ne reconnut aucun des noms figurant dans la rubrique nécrologique. Sauf que cela ne prouvait rien. Absolument rien.

On ne peut compter que sur nous-mêmes, se dit-elle. Leo et Beth, Cassie et Thomas. Unis par l’incertitude et la peur. Et par la culpabilité… surtout après le troisième jour, celui où ils se couvrirent les mains de sang.

Cela commença par la paranoïa de Leo et un aveu de Beth.

Cassie ne remarqua rien d’anormal jusqu’à ce qu’ils ressortent du parking du motel dans lequel ils avaient passé la nuit. Elle avait mal dormi, Thomas aussi. Durant ses moments d’insomnie, qui semblaient survenir toutes les trente minutes environ, elle avait vu son petit frère s’agiter nerveusement ou rester passivement allongé à parcourir du regard les limites de la chambre, dévoilées par la lune. Thomas avait été jusqu’à présent d’une patience presque surhumaine, se plaignant rarement même quand il avait faim ou sommeil. Mais peut-être n’y avait-il pas lieu de s’en réjouir : ce pouvait être le symptôme d’un choc émotionnel. Ce matin-là, les yeux rouges et comme contusionnés, il refusa de prendre le petit déjeuner qu’elle lui tendait — une barre de céréales Granola et une petite bouteille de jus d’orange. Aujourd’hui, ce serait différent, lui assura-t-elle. Aujourd’hui, Leo l’avait dit, ils retourneraient sur l’autoroute pour se diriger droit sur le domicile de Werner Beck. Fini les tours et détours sur les routes secondaires. Mais Thomas se contenta de hausser les épaules.