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Leo n’était guère plus bavard quand, au sortir du parking, il engagea l’automobile sur la petite chaussée à deux voies. De sa place à l’arrière, Cassie ne voyait de lui que sa nuque et son reflet dans le rétroviseur. Il ne cessa de jeter des coups d’œil à la fois dans ce dernier et à Beth près de lui tandis que le bitume défilait entre des arbres dont les branches ressemblaient à des doigts tendus sous un ciel mat comme du verre teinté.

Il finit par rompre le silence : « Personne n’a remarqué un type en costume sombre avec de grosses lunettes et un chapeau démodé ?

— Où ça ? voulut savoir Cassie.

— Partout où on s’est arrêtés, les restos, les motels… »

Cassie n’avait rien remarqué de tel. Beth secoua la tête. Thomas ne répondit pas à la question : il regardait par la fenêtre d’un air indifférent.

« Parce qu’il était dans le hall quand j’ai rendu les clés, continua Leo. Et j’ai eu l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Je me suis dit que… je ne sais pas. Ce n’est peut-être rien d’important.

— Tu crois qu’on pourrait avoir été suivis ? »

Leo fit la moue. Cassie en était venue à apprécier cette grimace et la manière dont elle lui mettait la bouche en parenthèses. À Buffalo, parmi les survivants, elle l’avait vu faire dégénérer un différend insignifiant en échange de cris, et elle détestait qu’il soit capable de cela. Mais sur la route, Leo montrait une facette plus réfléchie. Sa moue signalait davantage de perplexité que de colère. « Possible. Soyons prudents, OK ?

— Ouaip, réagit-elle. Toujours. Bien sûr. » Mais elle ne se souvenait sincèrement pas avoir vu un type à chapeau et grosses lunettes.

Vingt minutes plus tard, juste après un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur, Leo lâcha un juron. Cassie se retourna : quelqu’un les suivait, assez loin pour disparaître à chaque virage et réapparaître ensuite. Une automobile bleu nuit, à l’arrière haut et à la carrosserie saupoudrée de poussière. Elle semblait avoir quelques années, mais Cassie n’aurait pu en donner la marque ou le modèle : elle n’y connaissait rien. « C’est la même qu’hier, marmonna Leo.

— Tu as déjà vu cette voiture ?

— Ou bien une exactement pareille. Et merde !

— Arrête-toi, alors, suggéra Beth. Laisse-la passer. »

Leo attendit d’arriver à une petite station-service, deux pompes près desquelles il pouvait stationner quelques minutes sans paraître suspect. Cassie et Thomas s’accroupirent, mais Cassie garda la tête juste assez relevée pour suivre des yeux l’automobile quand elle parvint à leur hauteur. Celle-ci ne ralentit pas. N’accéléra pas. Elle passa tout simplement en trombe, bien au milieu de la voie de droite. Il n’y avait que le conducteur à l’intérieur : un quinquagénaire à grosses lunettes qui portait un chapeau démodé et sans élégance.

Ils restèrent encore dix minutes à la station-service avant que Leo remette la voiture sur la chaussée en faisant crisser le gravier sous les pneus. « Il est impossible qu’on ait été découverts, dit-il. Alors ne vous vexez pas, mais il faut que je pose la question : est-ce que l’une de vous deux, ou bien Thomas, aurait par exemple essayé d’appeler chez lui, histoire de découvrir ce qui s’était passé à Buffalo ? »

Cassie avait été tentée de le faire, à dire vrai. Dans chacune des chambres qu’ils avaient occupées, dans chacun des restaurants où ils avaient mangé, il y avait eu un téléphone bien en vue. Un coup de téléphone suffirait pour savoir si tante Riss était encore en vie. Alors, ouais, c’était une tentation constante et irrationnelle, comme poser une assiette de nourriture empoisonnée devant un affamé. Mais Cassie n’était pas assez stupide pour y céder. « Non, répondit-elle.

— Et toi, Thomas ? »

La question sembla faire sursauter le garçon. « Quoi ?

— Tu as appelé quelqu’un au téléphone, ces derniers temps ?

— Non ! Pas depuis notre départ.

— Tu en es sûr ? Tu peux me le dire. Je ne suis pas en rogne ni rien. J’ai juste besoin de savoir, d’accord ?

— D’accord, répondit Thomas d’un ton incertain.

— Et donc, tu as appelé quelqu’un, tu as parlé à quelqu’un ?

— Non. Mais elle, oui. »

Elle, c’était Beth.

« Sale petit menteur ! réagit aussitôt celle-ci.

— Je l’ai vue.

— Tout le monde se contrefout de ce que tu penses avoir vu. »

La main droite de Leo quitta le volant pour se poser sur la cuisse de Beth, afin de la rassurer ou de la faire taire, Cassie ne savait pas trop. « C’était quand ? »

Thomas interrogea Cassie du regard.

« Vas-y, l’encouragea-t-elle doucement. Dis-lui. Ne t’inquiète pas.

— Au motel. Avant-hier soir.

— Dans la chambre ?

— Après le dîner. Dehors. Elle était dans une cabine.

— Je fumais une clope, affirma Beth. Enfin, Leo, il raconte n’importe quoi !

— Tu l’as vue se servir du téléphone ? »

Thomas hésita. « Je ne sais pas. J’ai eu l’impression. Je regardais par la fenêtre. Il faisait sombre. Mais elle a eu l’air de décrocher.

— J’étais dans la cabine et je fumais, bordel, d’accord ? »

Le silence dans l’automobile ne fut plus troublé que par le grondement du moteur et le murmure asthmatique du chauffage. « Je ne juge personne, dit Leo. J’ai juste besoin de savoir. Je veux dire, il ne pleuvait pas, il ne neigeait pas… tu avais besoin d’aller dans une cabine pour fumer ? »

Après un silence encore plus long et encore plus pesant, Beth répondit : « Je n’ai parlé à personne, en fait !

— D’accord, je crois que je comprends. Mais tu as appelé ?

— Je me disais juste… mon père… s’il décrochait, au moins je saurais qu’il n’est pas mort.

— D’accord. Et il l’a fait ?

— Il a fait quoi ?

— Décrocher.

— Ah. Euh, non.

— Mmmh. »

Beth se mordit la lèvre et regarda par la fenêtre. « Je suis désolée. C’était idiot. Je le sais bien. Je ne le ferai plus.

— Ouais, d’accord. » Leo remit la main droite sur le volant. « Ce serait mieux. »

Un virage suivait l’autre sur l’itinéraire qui les conduisait à l’autoroute à travers des collines boisées. Il y a quelques semaines, se dit Cassie, elles auraient resplendi des couleurs de l’automne. Mais novembre avait dépouillé les arbres et comme caramélisé les prairies.

Leo s’arrêta sur une aire de gravier équipée de deux toilettes en parpaings au-dessus d’une large vallée. Au fond de celle-ci, loin, une rivière suturait un patchwork de parcelles forestières et d’exploitations agricoles privées. Cassie se dit que cette rivière devait avoir un nom, mais elle ne le connaissait pas. Deux urubus à tête rouge décrivaient des cercles dans le ciel dégagé.

Cassie et Thomas descendirent de voiture, en apparence pour aller admirer la vue, en réalité pour laisser Leo et Beth discuter en privé.