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Si Cassie ne s’était jamais sentie proche de Beth, celle-ci lui faisait désormais pitié. Pendant plus d’un an, aux réunions des familles survivantes, Cassie l’avait vue s’insinuer délibérément et systématiquement dans les bonnes grâces de Leo, en répétant ses opinions comme si elle les avait toujours partagées, en souriant quand il souriait et en se moquant de tout ce qu’il n’aimait pas. Son hostilité envers son propre père, son impatience vis-à-vis du monde timide et reclus des survivants, même son Levi’s aux poignets effilochés et ses bijoux fantaisie de récupération, tout cela avait été calculé pour s’attirer la sympathie de Leo. Et Leo s’était empressé de mordre à l’hameçon, ce qui avait dégoûté Cassie.

Mais ces quelques jours sur la route avaient réduit à néant les prétentions de Beth. Peut-être en voulait-elle à son père, mais elle tenait assez à lui pour prendre le risque d’appeler. Et, aussi stupide qu’ait été son acte, Cassie le comprenait et compatissait.

« J’aimerais bien qu’on rentre chez nous. » Thomas lança un caillou qu’il écouta rebondir sur la pente. Il se pencha par-dessus le grillage en plastique qui empêchait les touristes de se blesser en tombant. Non qu’il y eût des touristes à cette époque de l’année.

« Ouais, je sais. Moi aussi.

— Tu crois qu’on habitera quelque part. Quand, alors ?

— Ça peut prendre du temps. Essaye d’être patient, OK ? »

Thomas hocha la tête. Bien entendu, il avait été déjà d’une patience d’ange. « Je crois que Beth nous déteste.

— Elle en donne l’impression. En réalité, elle a juste peur.

— Et alors ? Moi aussi, j’ai peur. Je ne me conduis pas comme un gros con pour autant. »

Cassie éclata de rire. « Pas faux. » Est-ce qu’elle sous-estimait Thomas en le traitant trop comme un enfant ? Quand elle avait son âge, Cassie rêvait d’intégrer les Youth Corps, l’émanation de la Société des Nations qui envoyait des jeunes gens surveiller les élections dans les pays lointains où se constituaient de nouveaux parlements. Elle s’était imaginé défendre des urnes contre des bandits en maraude (ce qui n’arrivait en réalité jamais aux volontaires des Youth Corps, bien entendu). Le meurtre de ses parents avait chassé de son esprit toute pensée de ce genre. Se pouvait-il que Thomas nourrisse des ambitions comparables ? En était-il capable, après tout ce qui s’était passé ?

Elle fut tentée de lui poser la question. Mais avant qu’elle puisse ouvrir la bouche, Thomas leva la tête, les sourcils froncés, l’air attentif. « Il y a une voiture qui arrive. »

Cassie l’entendit une seconde plus tard. Elle se retourna avec appréhension, effrayée par tout ce qu’avait dit Leo. Elle assista avec consternation à l’arrivée de l’automobile, qui s’arrêta sur le parking panoramique à côté des toilettes. C’était celle que Leo avait repérée derrière eux, ou une autre qui y ressemblait beaucoup. Le conducteur ouvrit sa portière et descendit en s’étirant et en se massant les reins. C’était un quinquagénaire avec de grosses lunettes et un chapeau démodé.

L’homme qui pouvait être ou non en train de les suivre entra dans les toilettes. Cassie et Thomas retournèrent en hâte à la Ford. Beth et Leo en sortirent, puis Leo ouvrit le coffre pour fouiller dans un de ses sacs. Il semblait nerveux et bougeait les bras avec brusquerie. Quand il recula, Cassie vit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait : un pistolet.

Qu’il en ait un n’avait rien de surprenant. Son père l’y avait sûrement encouragé, l’avait peut-être même aidé à s’en procurer un, de manière légale ou non. Cassie fut malgré tout consternée de le voir ainsi armé. Cela avait des implications auxquelles elle ne voulait pas penser. Même Leo sembla intimidé par son pistolet, qui tremblait dans sa main.

Il veut s’en prendre au type, comprit Cassie, et elle vit à son expression qu’il refuserait d’en discuter. Que ce soit judicieux ou pas, Leo le ferait. Elle ne pouvait que le regarder faire. Ou l’aider.

S’il avait un plan, il ne prit pas le temps d’en discuter. Cassie, Thomas et Beth s’accroupirent derrière l’automobile tandis que Leo se plaçait devant la porte des toilettes en portant le doigt à ses lèvres pour qu’ils se taisent. Cassie regarda Thomas : il avait les yeux tellement écarquillés qu’elle craignit une crise de panique, mais il ne bougea pas et garda la bouche bien fermée. Y avait-il un moyen de le protéger ? Le quinquagénaire aux grosses lunettes pouvait être armé aussi, si c’était un sim. Mais ils n’avaient pas de meilleure cachette, à moins de dévaler la pente ou de se précipiter dans un bosquet de l’autre côté de la route. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles Cassie se mit à sentir très nettement l’air froid, le soleil sur ses épaules, l’odeur grasse de l’automobile et les battements de son cœur. La porte de bois brut pivota enfin et l’homme au chapeau sortit en cillant dans la lumière de l’après-midi. Il mit quelques instants à s’apercevoir de la présence de Leo, à qui il adressa un sourire oblique qui exprimait sa perplexité.

Leo s’avança et le poussa contre les parpaings en lui montrant son pistolet. « Vous nous suiviez », affirma-t-il, et Cassie décela dans sa voix une vibration qui était peut-être de la colère mais plus probablement de la peur. La confrontation ayant débuté, Beth se releva avec audace pour aller se placer derrière Leo ; Cassie fit quelques pas dans la même direction, comme attirée par un devoir qu’elle comprenait mal, mais en disant à Thomas de rester caché.

« Vous êtes une saloperie de sim, pas vrai ? » dit Beth.

Derrière les verres de ses lunettes, les yeux clairs de l’homme clignèrent avec frénésie. « Je suis une quoi ? » Il regarda Leo, puis le pistolet. « Qu’est-ce que vous voulez ? De l’argent ? » Il leva la main pour prendre son portefeuille.

« Gardez les mains le long du corps, dit Leo. On sait que vous étiez en train de nous suivre.

— De vous suivre ? » Il sembla tout d’abord vouloir nier. « Mais ce n’est pas… Je veux dire, ouais, je vous ai entendu demander comment rejoindre l’autoroute, à la réception du motel. C’est là que je vais. Je veux dire, je suis nul pour suivre des directions. Si bien que j’ai pensé qu’il me suffisait de rester en vue de votre voiture. Vraiment, c’est tout. Je ne voulais pas me perdre ! C’est un problème ? Je m’excuse. Comme je vous l’ai dit, si vous voulez de l’argent…

— Rien à foutre de votre fric ! » Beth était à côté de Leo. « Il ment. C’est un sim.

— Peut-être, répondit Leo, mais…

— Mais quoi ? Il faut que tu t’occupes de lui !

— Que je le descende ?

— Oui ! Bordel ! Descends-le ! Maintenant, tant qu’il n’y a personne ! »

Sur le versant, les branches dénudées des arbres bruirent dans le vent. Cassie sentit une main se poser sur son bras. Thomas. Elle se pencha pour murmurer : « Monte dans la voiture. Sur le siège arrière. Cache-toi. Ferme les yeux. Tout de suite ! »

Le désespoir sembla commencer à envahir le quinquagénaire au chapeau et aux lunettes. Il leva les mains, paumes tournées vers le ciel, le visage aussi blanc que la brume s’attardant au fond de la vallée fluviale. « Enfin, arrêtez », dit-il.

Leo pointa le canon du pistolet sur le ventre de l’homme. Son visage devint un masque de concentration. Ses yeux se plissèrent. Il va tirer, s’aperçut Cassie. Il avait vu l’homme les suivre, il avait rendu son verdict et allait presser la détente.

« S’il faut que tu lui tires dessus, dit-elle. Vise sa jambe. »

La main de Leo hésita. Cassie ne pouvait détourner le regard du pistolet, des doigts pâles et roses sur le métal anodisé.