« Si c’est un sim, expliqua-t-elle, on le saura. Sinon… ça ne le tuera peut-être pas. »
Leo hocha la tête et baissa le canon, mais le coup de feu fut si bruyant que Cassie sursauta. Il sembla surprendre aussi Leo qui recula d’un pas, les yeux posés sur l’arme comme si elle lui avait brûlé la main. Un vol d’étourneaux jaillit telle une fumée soudaine d’un arbre au loin.
L’homme aux grosses lunettes et au chapeau démodé tomba par terre. Il avait la bouche ouverte, mais aucun son n’en sortait, et sa main se crispa sur les parpaings des toilettes avant de se tendre vers sa jambe droite. Celle-ci était brisée sous le genou et Cassie vit avec consternation luire un os à découvert. Du sang giclait de la plaie par pulsations frénétiques.
Il n’y avait rien de vert à l’intérieur.
Le ventre de Cassie se serra. Elle s’obligea à continuer à regarder en frottant avec rage ses yeux pleins de larmes. Leo ne bougeait plus, le regard fixe. Beth avait reculé et restait le dos collé au mur des toilettes.
Cassie jeta un coup d’œil sur la route : toujours pas âme qui vive.
Par terre, le quinquagénaire serrait sa cuisse des deux mains. Ses yeux s’étaient révulsés. « Gueuh », dit-il, grognement sans signification.
« Oh, c’en est pas un, murmura Leo, ce n’est pas… »
Pas un sim. Cassie se sentit envahie par une lucidité sans poids, comme si le monde était désormais simple et baigné de lumière. « Bon, il faut qu’on stoppe l’hémorragie.
— Comment ? »
Elle avait suivi des cours de secourisme à l’école, mais ils n’incluaient pas la manière de soigner des blessures par balle. « Un garrot, supposa-t-elle. Prépare un garrot. »
Leo hocha la tête et ôta sa ceinture avant de se pencher pour en entourer la cuisse blessée. L’homme ne résista pas. Il ne bougeait presque plus. Ses grosses lunettes étaient de travers sur son visage et son chapeau avait roulé jusqu’au bord de la pente.
Cassie se souvint de ce qu’elle avait dit à Leo (vise sa jambe) et se sentit à nouveau toute nauséeuse. Elle n’avait jamais vu personne se faire tirer dessus d’aussi près. Elle avait imaginé un trou bien net et non toute cette boucherie. Mais si elle n’avait rien dit, cela aurait été pire, pas vrai ?
Leo souleva le pantalon trempé de sang pour passer une deuxième fois sa ceinture dessous, mais ses mains tremblaient tellement qu’il n’arriva pas ensuite à trouver un trou pour immobiliser la boucle. « Attends, laisse-moi faire », dit Cassie. D’où lui venait ce calme absurde ? Elle se pencha, referma la ceinture bien serré. Le saignement rythmique commença à s’atténuer. Mais les dégâts étaient épouvantables. Une artère devait avoir été touchée. Il fallait qu’un médecin intervienne d’urgence.
Il y avait un téléphone à pièces juste à l’intérieur des toilettes, Cassie le voyait de l’endroit où elle était agenouillée. « Beth, appelle la police.
— Quoi ?
— Il a besoin d’une ambulance ! Appelle la police ! »
Beth jeta un coup d’œil au téléphone, mais ne bougea pas. « Je ne crois pas qu’on devrait. On risque de se faire arrêter, non ? On se fera arrêter !
— Beth, il est en train de mourir. » La tête renversée en arrière, la bouche ouverte, l’homme respirait par à-coups, comme des ronflements, et ses yeux, bien qu’ouverts, ne regardaient plus rien. Cassie posa le doigt sur sa gorge, à la recherche d’un pouls. Le blessé avait la peau fraîche, mais moite de sueur. Elle perçut un battement irrégulier.
« Euh, attendez, dit Leo. Cassie… je ne voulais pas le blesser si gravement.
— Je sais.
— Il nous suivait. Il a avoué.
— Je sais ! Il a besoin d’aide.
— On pourrait… on pourrait peut-être en appeler plus loin sur la route. »
Et réussir à s’échapper, voulait-il dire. D’accord, mais : « On n’a pas le temps. Regarde-le, Leo !
— On ne peut rien faire pour lui.
— Bien sûr que si ! Il a besoin d’un médecin ! » Elle comprit alors : « Tu veux partir en l’abandonnant ici ?
— Je ne veux pas. Je ne crois pas qu’on ait le choix !
— Si ! On lui a tiré dessus, il faut qu’on l’aide. Maintenant ! Maintenant ! Tout de suite !
— Cassie, écoute-moi… et Thomas ? »
Elle se retourna avec un sentiment de culpabilité. Son frère était debout près de la voiture. Trop loin pour bien voir la blessure de l’homme, mais suffisamment près pour avoir assisté au coup de feu. (Au meurtre, se corrigea-t-elle : c’en serait un s’ils abandonnaient le blessé.) Mais Leo avait raison : si la police venait, si elle les arrêtait, qui allait prendre soin de Thomas ? Comment pourrait-elle le protéger ?
L’homme par terre prit une respiration étranglée, puis ne fit plus aucun bruit. Ses mains cessèrent de bouger et son regard se fixa sur le ciel sans le voir. Cassie s’aperçut que tous les muscles du quinquagénaire s’étaient soudain relâchés. Son propre esprit s’emplit du bruissement du vent dans les arbres dénudés.
« Il est mort ? » demanda Beth.
Cassie essaya une nouvelle fois de trouver le pouls, en vain. Elle se releva et recula.
« Il faut le cacher, dit Leo. Quelqu’un le trouvera tôt ou tard. Mieux vaut pour nous que ce soit le plus tard possible.
— Le cacher ? » demanda Beth.
Leo désigna du menton un endroit où soit le mauvais temps, soit l’imprudence de certains touristes avait couché au sol la barrière de sécurité en plastique. « Aidez-moi. Beth ? »
Beth déglutit avec difficulté, mais hocha la tête.
Incrédule, Cassie les regarda traîner l’homme par les bras en direction de la pente. Les chaussures du cadavre laissaient une trace rouge irrégulière sur le sol. Du pied, Cassie procéda à une dissimulation de preuve en recouvrant de gravier la mare de sang. Ses propres chaussures furent bientôt éclaboussées. Oubliaient-ils quelque chose ?
« Son chapeau », rappela-t-elle.
Beth revint le chercher et le jeta dans la vallée. Emporté par le vent, il tomba hors de vue.
« Pousse-le dans la pente, maintenant, dit Leo.
— On devrait d’abord lui fouiller les poches. »
Cassie se détourna. Elle ne pouvait supporter de voir Leo mettre le cadavre sur le flanc pour permettre à Beth de prendre son portefeuille. Elle revint vers la voiture, vers Thomas, en essayant de ne pas entendre (mais elle pouvait difficilement ne pas l’entendre) le corps de l’homme dévaler la pente dans le sumac sauvage et l’herbe brune cassante. Le bruit décrut et finit par cesser. Quelque part dans les bois, un corbeau cria.
Plus tard, une fois la nuit tombée et alors que le bitume s’étirait devant eux sous un miroitement d’étoiles, Beth rassembla assez de courage pour regarder ce qu’elle avait pris dans les poches du mort et fourré dans son sac à main : un portefeuille en cuir. Deux cents dollars en liquide. Et un flacon d’un médicament appelé bisoprolol. « C’est pour le cœur, dit Leo. Il devait être malade. »
Leo jeta le portefeuille et les pilules (après avoir ôté toutes les étiquettes) dans une poubelle devant un bureau de poste d’une petite ville anonyme aux magasins tous fermés jusqu’au lendemain. Plus loin, dans la boutique d’une station-service ouverte de jour comme de nuit à proximité de l’autoroute, Beth acheta avec les dollars du mort un assortiment d’aliments frais et secs qu’elle rangea dans le coffre.