Cassie occupait la banquette arrière avec Thomas. Durant la nuit, il voulut savoir si l’homme aux grosses lunettes était vraiment mort. « Oui », répondit-elle. Elle ne voyait pas l’intérêt de lui mentir. On pouvait protéger Thomas de beaucoup de choses, mais pas de vérités indiscutables.
Depuis, il n’avait pas prononcé un mot. Il restait avachi, la tête sur l’épaule de Cassie, les yeux fermés, ni endormi ni vraiment réveillé : il se cachait dans son corps somnolent tandis que l’automobile poursuivait sa route. C’était le seul innocent parmi eux, aux yeux de Cassie. Elle n’avait pas pu le protéger de ce qu’ils avaient fait. Mais au moins gardait-il les mains propres.
8
Campagne du Vermont
De tous les événements cauchemardesques des trois derniers jours, se dit Nerissa, celui-ci doit être le plus bizarrement surréaliste : je suis en train de descendre dans la cave de la ferme de mon ex-mari, où quelque chose à la fois plus et moins qu’humain attend qu’on l’interroge.
Elle était physiquement et émotionnellement épuisée. Quand elle avait découvert la disparition de Cassie et de Thomas, en rentrant chez elle, cela avait fait resurgir toutes les peurs qu’elle contenait si soigneusement depuis le massacre de 2007. Pendant le trajet, elle ne s’était même arrêtée qu’à contrecœur dans une station-service et non sans se demander si le pompiste (un adolescent acnéique) était l’un d’eux. Ce genre de réflexe paranoïaque aurait pu protéger Thomas et Cassie, si elle l’avait eu en permanence. Sauf que sept années sans incident avaient relâché sa vigilance. Sortir un soir, s’était-elle dit, ce n’était pas trop demander. Elle méritait même plutôt cette récompense, après tout ce qu’elle avait fait (et sans rechigner) pour les enfants de sa sœur. Elle y avait droit, non ?
L’appartement vide, la valise absente sous le lit de Cassie et le réfrigérateur mis à sac, telle fut sa réponse.
Mais elle s’était promis de retrouver Cassie et Thomas. Elle les protégerait. Les ramènerait à la maison. Werner Beck et les règles de conduite définies par la Correspondence Society pouvaient aller au diable. La Society était morte. Il ne restait plus que la famille. La seule chose qui comptait.
Ethan descendait les marches en bois devant elle tout en continuant à parler du sim et à rappeler qu’on ne pouvait pas lui faire confiance, mais ses paroles n’étaient pour Nerissa qu’un bruit de fond indistinct. Elle s’en fichait. Elle voulait juste voir le monstre. Obliger une vérité à sortir de ses lèvres stupides et menteuses.
Elle savait, bien entendu, qu’Ethan avait raison : on ne pouvait pas faire confiance au simulacre — autrement dit, à l’hypercolonie dont il faisait partie. Ce n’était pas un être humain. Pas même un animal. Comme Ethan et Werner Beck l’avaient prouvé.
Ethan avait parlé de la Society à Nerissa peu après leurs fiançailles. Il avait avoué en être membre comme s’il s’agissait d’une vérité gênante qu’elle devait savoir à son sujet, tel un cas bénin d’herpès. Elle avait d’abord pris la Society pour quelque chose de banal — une franc-maçonnerie de mathématiciens, un club pour jeunes universitaires liés par le secret sur une prétendue conspiration. Les idées qu’il avait énoncées le rouge aux joues ne semblaient pas vraiment crédibles. La couche radio-réflexive (en soi, une abstraction d’ingénieur, pour Nerissa) était vivante ? Elle exerçait un contrôle discret sur l’histoire de l’humanité ? Même si la jeune femme avait voulu y croire, comment aurait-elle pu ?
Elle ne prit absolument pas tout cela au sérieux jusqu’à ce qu’il lui fasse visiter son laboratoire et lui montre ses cultures cellulaires. Il travaillait sur des échantillons issus de carottes de glace de l’Antarctique, officiellement pour étudier le pollen déposé par d’antiques chutes de neige. (Il fallait, d’après lui, un prétexte légitime à chacune des recherches de la Society. Celles qui s’approchaient trop de certains sujets avaient tendance à ne plus trouver de financement ou à se faire recaler par les comités de lecture. Des carrières avaient été brisées, à l’époque, avant que les membres de la Society apprennent à se montrer discrets. Mais les noms qu’il cita n’évoquaient pas grand-chose pour Nerissa : qui était cet Alan Turing, par exemple ?) On trouvait du pollen dans les carottes de glace et Ethan avait consciencieusement catégorisé les échantillons par espèces et dégagé les implications pour l’écologie des insectes pollinisateurs : ses conclusions avaient fini par être publiées dans Ecological Entomology. Il n’avait par contre rien dit des minuscules granules découverts aussi dans la glace : de microscopiques sphérules qui semblaient être des chondrites carbonées et renfermaient des traces de matière organique complexe.
On passait facilement à côté de ces sphérules, très peu nombreuses dans l’absolu, tant elles ressemblaient à de la poussière, mais il y en avait un peu partout dans un millénaire de glace déposée. La Society supposait qu’elles s’étaient infiltrées dans l’atmosphère depuis la couche radio-réflexive, la radiosphère… que la radiosphère elle-même était un nuage orbital composé de billions de tels granules, réparti de façon uniforme autour de la Terre. Le nuage était si diffus qu’il ne masquait qu’une fraction de la lumière du soleil et ne pouvait être décelé à l’œil nu, mais d’après les calculs d’Ethan, il devait avoir une masse distribuée énorme.
Privé de sa protection rocheuse, le fragment de matière organique conservé dans les sphérules se décomposait au contact de l’air. Ethan avait toutefois réussi à en accumuler des quantités mesurables dans un environnement de gaz inertes maintenu à des températures et des niveaux de rayonnement similaires à ceux du vide interplanétaire. Si on ajoutait quelques molécules de carbone et de glace, la substance se liait à elles. Avec un substrat suffisant de matière première, elle créait de nouveaux granules rocheux, d’une complexité supérieure à ceux trouvés abîmés dans les carottes de glace : des cristallisations complexes, des entrelacements veineux de carbone et de silicone.
Au moment de leur mariage — une très banale cérémonie civile suivie d’un dîner préparé par un traiteur dans la salle de réception d’un country-club —, Ethan avait transmis pour études complémentaires des échantillons de ses cultures à Werner Beck et à quelques « spécialistes du calcul numérique », comme il les appelait. Et même si Nerissa essayait de ne rien savoir de ce qu’impliquaient les travaux de son mari, elle devait bien admettre qu’elle trouvait cruciale et perturbante l’idée qu’une force très ancienne et en réalité cosmique se mêlait des communications de l’humanité. Mais qu’est-ce que cela signifiait vraiment, concrètement ? Si la prospérité et la tranquillité relatives du vingtième siècle découlaient de cette intervention (comme la Society le pensait depuis longtemps), était-il sage de chercher à en savoir davantage ? Le passé de l’humanité n’avait rien de bien enthousiasmant : d’interminables séries de guerres, de famines, de superstitions et de pestilence…
Mais tout cela était hypothétique et peu plausible, et par conséquent facile à ignorer. Nerissa avait réussi à s’occuper de sa propre vie — son poste d’enseignante à l’université du Massachusetts, l’écriture de son livre, son mariage tout neuf — en ne pensant qu’occasionnellement à la nature de cette foutue radiosphère.
Cela avait semblé un compromis raisonnable, durant ces années où le sang n’avait pas encore coulé.
Ethan dit que le monstre dans sa cave se faisait appeler Winston Bayliss. Nerissa se demanda où il avait trouvé ce nom-là. Avait-il existé un véritable Winston Bayliss, peut-être assassiné et remplacé par le sim ? Ou bien le monstre avait-il inventé son nom sur la base d’une analyse statistique de la nomenclature humaine ?