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Quand elle se rassit près de la fenêtre, il n’avait qu’à peine bougé, un pied sur le trottoir, l’autre sur la chaussée. Qu’allait-il faire ensuite ? Était-il armé ? Allait-il traverser la rue, entrer dans l’immeuble, frapper à l’appartement et tenter d’enfoncer la porte si Cassie ne lui ouvrait pas ? Elle savait comment réagir en pareille situation : elle devait attraper Thomas et s’enfuir par l’escalier de secours. Une fois certaine de ne pas être suivie, elle se dépêcherait d’aller chez le membre le plus proche de la Correspondence Society… même s’il s’agissait en l’occurrence du déplaisant Leo Beck, qui habitait un appartement minable à cinq rues de là en direction du lac.

Mais l’homme semblait hésiter à nouveau. Un tueur hésiterait-il ? Cassie n’avait bien entendu aucune véritable raison de croire qu’il s’agissait d’un meurtrier ou d’un simulacre. Il n’y avait eu aucune violence depuis la série d’assassinats sept ans auparavant. Ce n’était sans doute qu’un ivrogne dépité par son infructueuse tournée des bars, ou bien un insomniaque à l’esprit aussi agité que le sien. L’intérêt qu’il portait à l’immeuble de Cassie pouvait n’être qu’une illusion d’optique : peut-être regardait-il son propre et lugubre reflet dans la vitrine de la boutique de meubles d’occasion des Frères Pike.

Il fit encore un pas sur la chaussée de Liberty Street au moment précis où une voiture arrivait de Pippin Street. Une berline sombre, bleue ou noire, Cassie ne voyait pas très bien dans la lumière incertaine des lampadaires. Le conducteur accéléra frénétiquement et son automobile chassa dans le virage. Cassie supposa qu’il était ivre.

L’inconnu solitaire ne sembla toutefois s’apercevoir de rien. Il se mit à traverser la rue comme s’il venait soudain de se décider, l’automobile continuant quant à elle sa route sans faire attention à lui. Le regard de Cassie passa de la voiture au piéton, calculant la trajectoire évidente, mais elle n’en crut pas tout à fait ses yeux. La berline allait sûrement faire une embardée au dernier moment ? Ou l’inconnu s’écarter d’un bond ?

Mais il ne se produisit rien de tout cela.

La banderole de l’Armistice claqua à deux reprises dans le vent de novembre. Cassie plaqua son front à la vitre glacée. Ses mains serrèrent le rebord constellé de mouches mortes et elle regarda, le cœur au bord des lèvres, la collision possible devenir inévitable, puis fait écœurant.

Le pare-chocs heurta le piéton à hauteur des genoux. L’homme s’écroula et roula comme aspiré sous la calandre. Pendant un instant terrifiant, il disparut tout bonnement. Cassie, qui n’empêchait qu’à grand-peine ses yeux de se fermer, vit seulement la voiture tressauter à deux reprises en passant sur le corps de l’inconnu. Elle entendit le hurlement des freins. L’automobile s’arrêta en dérapant. Des volutes de fumée blanche sorties du pot d’échappement tourbillonnèrent dans le vent. Le conducteur coupa le moteur et le silence revint un instant sur Liberty Street.

Le piéton n’était pas seulement blessé, il agonisait, était sans doute déjà mort. Cassie s’obligea à regarder. Il avait le cou brisé, la tête de travers comme s’il examinait son épaule gauche. Sa poitrine enfoncée béait. Seules ses jambes semblaient intactes. Une paire de jambes tout à fait valables, pensa stupidement Cassie.

La portière de la berline s’ouvrit d’un coup et le conducteur sortit en titubant. C’était un jeune homme au costume fripé, le col ouvert, sans cravate. Il s’appuya au capot et secoua la tête à deux reprises. Il regarda les restes du piéton, puis détourna les yeux comme aveuglé. La banderole de l’Armistice (CÉLÉBRONS UN SIÈCLE DE PAIX) claqua au-dessus de lui avec un bruit qui, pour Cassie, évoquait un coup de feu. Il ouvrit la bouche comme s’il allait parler, puis se plia en deux pour rejeter le contenu de son estomac sur l’asphalte de Liberty Street.

Le mort avait fait bien davantage de saletés. Il y avait beaucoup de sang. Il y en avait partout. Mais ce n’était pas uniquement du sang. Il lui était aussi sorti du corps un épais fluide vert qui fumait dans l’atmosphère nocturne.

Cassie resta figée, muette, ces événements se mêlant dans son esprit à un souvenir d’autres morts, très loin de là, plusieurs années auparavant.

Comme elle avait besoin d’une certitude — parce qu’il ne fallait pas faire d’erreurs, cette fois-ci —, elle se dépêcha d’enfiler une veste sur sa chemise de flanelle et dévala les escaliers qui menaient au petit hall carrelé.

Elle entrouvrit la porte de l’immeuble. Elle n’osait pas sortir davantage en laissant Thomas endormi. Elle avait uniquement besoin d’être sûre d’avoir vu ce qu’elle pensait avoir vu.

L’air glacé s’engouffra à l’intérieur. La banderole claquait avec colère à intervalles irréguliers. Assis sur le capot de sa voiture, le conducteur sanglotait. D’un bout à l’autre de la rue, dans les étages, des fenêtres s’illuminaient et des visages y apparaissaient comme des lunes pâles et occultées. Cassie supposa que la police n’allait pas tarder.

Elle sortit la tête autant qu’elle en avait besoin pour bien voir le cadavre.

L’une des dernières monographies diffusées par la Correspondence Society — elle avait été écrite après les meurtres — s’intitulait Notes sur l’anatomie physique d’un simulacre. L’auteur, le riche Werner Beck, était le père de Leo Beck. Cassie ne l’avait bien entendu pas lue, à l’époque, mais l’hiver précédent elle en avait trouvé dans les souvenirs de tante Riss un exemplaire qu’elle avait étudié avec soin. Elle pouvait en citer des passages de mémoire. Avec le squelette et les muscles, les poumons, le cœur et le système digestif constituent les seuls organes internes identifiables d’un simulacre. Ils sont contenus dans une matrice amorphe verte, elle-même recouverte de couches de tissus adipeux et de peau humaine. Le système circulatoire, rudimentaire, produit moins de sang en cas de blessure traumatique et il n’est pas évident qu’une hémorragie massive serait immédiatement fatale pour un simulacre. La matière verte indifférenciée baigne la plus grande partie du thorax et de la cavité abdominale ainsi que la majeure partie du crâne. Exposée à l’air, elle s’évapore en laissant une pellicule verte flexible de cellules desséchées.

Werner Beck avait écrit cela en connaissance de cause : il avait blessé une de ces créatures chez lui avec un fusil de chasse, puis eu la présence d’esprit de tenter une dissection.

Les résidus dans la rue correspondaient à sa description et Cassie s’efforça de les observer avec la même objectivité militaire. Du sang, mais moins qu’on aurait pu s’y attendre. Du tissu graisseux jaunâtre. Et un peu partout, la « matrice » verte. Cassie en sentait l’odeur. Elle se souvint fugacement de sa mère, qui cultivait chaque été des roses et lui demandait parfois de l’aider au jardin. À huit ans, Cassie avait passé un après-midi interminable à ôter pucerons et thrips des feuilles et tiges de rosiers blancs, ce qui l’avait laissée les mains recouvertes d’un odorant mélange de chlorophylle, de terreau, de débris végétaux et de fragments d’insectes. Ses mains avaient gardé plusieurs heures cette odeur, même une fois savonnées.

Le piéton mort dégageait la même.

Mme Theodorus, qui habitait en face au-dessus d’une boutique de chaussures, apparut sur le trottoir en robe de chambre rose et pantoufles de peluche blanche. Elle sembla sur le point de reprocher au conducteur éploré de l’avoir réveillée, mais se figea à la vue du cadavre. Elle regarda longuement celui-ci. Porta ensuite la main à sa bouche pour étouffer un hurlement.