Evelyn, qu’elle avait toujours appelée Evie, avait été abattue de deux balles dans le torse et d’une dans la tête. Elle n’avait pas eu le temps de se lever du canapé. Son mari Bob gisait sur le sol quelques dizaines de centimètres devant elle. Abattu lui aussi de plusieurs balles dans le corps, puis d’une dans le crâne. Tous deux avaient été épouvantablement défigurés par les projectiles.
C’était un mercredi après-midi, juste après 16 heures. N’arrivant pas depuis la mi-journée à contacter sa petite sœur, Nerissa avait fini par décider de venir voir si elle était chez elle à Forest Park. Elle voulait lui parler de l’inquiétant coup de téléphone que venait de lui passer Ethan au sujet d’une série d’assassinats dans la Correspondence Society, affirmation loufoque que semblaient toutefois confirmer à présent les journaux télévisés. Bob Stoddart, son beau-frère, était depuis longtemps membre de la Society et ami avec Ethan. C’était Ethan et Nerissa qui lui avaient présenté Evie. En détournant les yeux des cadavres, Nerissa sentit lui revenir des souvenirs de l’époque, une quinzaine d’années auparavant, où elle-même était fiancée à Ethan et où Evie sortait avec Bob… Elle se rappelait les plaisanteries qu’elle échangeait avec Evie sur les drôles de galants qu’elles s’étaient dégottés, un entomologiste et un mathématicien (rien de moins !), deux garçons intelligents et drôles, mais qui se débrouillaient difficilement tout seuls en matière de vêtements et de savoir-vivre. Evie ne pouvait plus en rire, la balle dans son crâne lui ayant d’abord traversé la lèvre supérieure. Aussi Nerissa reporta-t-elle son attention sur les figurines rendues rouge pie par le sang. Elle devait bien évidemment appeler la police et elle s’efforça de se concentrer sur cette tâche. Elle décida de se servir du téléphone de la cuisine plutôt que de celui à côté du canapé, pourtant plus proche, mais parsemé de matière cérébrale d’Evie. Elle appellerait dès qu’elle arriverait à faire fonctionner ses jambes. En attendant, elle restait appuyée au mur en regardant les figurines d’Evie. Sa sœur travaillait dans la publicité et celles-ci lui avaient plu pour une raison ou pour une autre, leur côté kitsch l’avait séduite au lieu de la rebuter : le Joyeux Promeneur, les pieds à présent dans un lac de sang, le Garçon au Pommier, de la même couleur que ses fruits…
Elle faillit hurler en entendant des pas sur le seuil. Ils sont revenus, songea-t-elle d’abord, paniquée. Mais non. Ce n’était pas les tueurs. Une petite voix lança : « Coucou ? »
Cassie.
Oh mon Dieu. Cassie.
Nerissa retrouva ses jambes et se retourna. Bien entendu, Cassie était rentrée. Et Thomas… Thomas devait être à l’étage dans son petit lit, il avait dormi pendant les meurtres ou s’était endormi après les coups de feu, à moins que (non, c’était impensable) il soit mort lui aussi ? Mais Cassie avait douze ans, elle était assez grande pour revenir seule de l’école primaire à quelques rues de là. Cassie était orpheline, mais elle ne le savait pas encore. Et il ne fallait pas la laisser le découvrir, pas de cette manière, pas en trouvant ses parents gisant dans les antiques postures de leur horrible mort. Dépêche-toi, s’incita-t-elle, garde-la à l’écart, pousse-la dehors si nécessaire… mais la fillette s’était déjà trop approchée : debout sur le carrelage du couloir juste devant la porte, elle avait lâché son cartable et regardait dans le salon en plissant des yeux, comme face à une lumière aveuglante. Sa bouche béait, en anticipation d’un hurlement qui, pour une raison ou une autre, ne vint jamais.
Nerissa avait dû rassembler toutes ses forces pour l’écarter, pour s’agenouiller et tourner la tête de Cassie vers son épaule, pour accepter le poids de ses larmes.
Voilà ta foutue symbiose, pensa-t-elle les yeux fixés sur la chose à forme humaine dans la cave d’Ethan.
« Pourquoi l’admettez-vous ?
— Je n’admets rien, dit le monstre. Je ne suis pas l’entité qui a commis les crimes de 2007, si c’est ce que vous pensez. Madame Iverson, quand vous regardez le ciel, la nuit, est-ce qu’il vous semble sans vie ? Il ne l’est pas du tout. Chaque étoile est une oasis dans le désert… un endroit chaud, riche de substances nutritives et d’une chimie complexe. De nombreux organismes se disputent l’accès à ces richesses. Leurs luttes sont éthérées, très longues, et quasi invisibles pour des êtres dans votre genre. Elles sont néanmoins implacables et aussi mortelles que tout ce qui peut se produire dans une forêt ou sous la mer.
— À supposer que ce soit vrai : et alors ? »
Le simulacre jeta un coup d’œil à Ethan, qui remuait les pieds avec impatience. « L’organisme dont je fais partie a contaminé l’hypercolonie et pris le contrôle de ses mécanismes de reproduction.
— Comme un virus ou une espèce de parasite, vous voulez dire ?
— Plus ou moins. Mais le processus n’est pas terminé. L’hypercolonie essaye toujours de récupérer ces mécanismes. Un affrontement est en cours.
— Nous perdons du temps », intervint Ethan.
Nerissa était plutôt d’accord. Tout ce manichéisme cosmique ne les menait nulle part. « Vous avez parlé de ma nièce, je crois ?
— Le résultat de l’affrontement va bientôt se décider. Un des camps aimerait se servir des restes de la Correspondence Society comme arme contre l’autre. En ce moment, votre nièce est manipulée. Et elle n’est pas la seule. »
Nerissa se pencha vers le sim en laissant apparaître sa haine. « Qu’est-ce que vous savez exactement sur Cassie ?
— Je peux vous aider à la protéger.
— Si vous avez quelque chose à dire… » Nerissa sentit la main d’Ethan sur son épaule. « Quoi ? Et c’est quoi, ce bruit horrible ?
— L’alarme. Quelqu’un est entré sur la propriété.
— Libérez-moi », dit le monstre.
Ethan l’envoya se faire voir. Mais Nerissa remarqua qu’il ne le tua pas. Le pistolet à bout de bras, il remonta les marches quatre à quatre.
9
Sur la route
Dernière à prendre le volant ce jour-là, Cassie roula jusqu’à ce qu’elle voie une balise Camping d’État à l’entrée d’une route secondaire qui s’enfonçait dans la pinède sauvage au nord de Decatur, dans l’Illinois. Une chaîne en barrait l’accès, à laquelle pendait un écriteau en bois : FERMÉ DU 20 SEPTEMBRE AU 30 MAI. Leo ayant un coupe-boulons dans le coffre, elle ne les arrêta pas longtemps.
Ils arrivèrent au terrain de camping, une clairière parsemée de trous à feu entourés de pierres. La nuit était trop fraîche pour dormir à la belle étoile, mais Beth repéra au milieu des pins une cabane dont le cadenas ne résista pas non plus au coupe-boulons de Leo. On ne pouvait pas vraiment parler de logement — ils trouvèrent à l’intérieur un matelas jaune posé de travers sur un vieux sommier à ressorts, un canapé constellé de brûlures de cigarettes et sur les parois de bois brut de grandes taches de moisissure noire évoquant un test de Rorschach —, mais cela protégeait du vent.
Cassie commença par s’occuper de Thomas. Elle s’inquiétait de plus en plus pour lui. Il avait dormi dans la voiture, tenait à présent à peine debout et ferma les yeux dès qu’elle l’installa dans son sac de couchage. Il avait le visage humide, sa tignasse blonde était sale et emmêlée… il avait besoin d’un bain, grand besoin, mais il n’y avait pas l’eau courante.