Beth surprit Cassie en allant chercher un oreiller supplémentaire dans la voiture. « Tiens, prends ça, dit-elle. Il se tiendra plus tranquille s’il est confortablement installé. » Comme s’il lui fallait une excuse pour se montrer gentille. (Et ce n’était même pas une excuse crédible. Thomas était on ne peut plus calme depuis plusieurs heures.) Cassie la remercia et mit l’objet sous la tête de son petit frère. Celui-ci rouvrit les yeux, les cligna et se rendormit en soupirant.
Mais Beth n’était pas uniquement allée chercher un oreiller : elle tenait aussi à la main une bouteille de vodka à l’étiquette ornée d’un barbu au couvre-chef en fourrure. « Ça vient d’où ? voulut savoir Leo quand elle la déboucha.
— Je l’ai achetée quand on était aux courses. Pourquoi pas, après tout ? Tu ne vas pas me dire que ça ne t’intéresse pas. » Elle lui tendit la bouteille.
Il ne fit rien pour la saisir. « Le vendeur t’a demandé tes papiers, dans le magasin ? Parce que ce n’est pas une très bonne idée, de les montrer quand on peut faire autrement.
— Non, bordel, il ne me les a pas demandés. T’en veux, oui ou non ?
— Ce n’est pas le moment.
— Ah ? T’es sûr ? » Elle haussa les épaules. « Ça m’en fera plus, alors. »
Beth se servit d’une thermos vide pour mélanger la vodka au contenu d’une canette de Coca-Cola. Elle but une gorgée, grimaça, but une deuxième gorgée et grimaça à nouveau. Dépense inutile et stupide, estima Cassie, à moins que ça la fasse dormir. Sauf que, vingt minutes plus tard, Beth allait et venait d’une démarche hystérique entre le matelas et le canapé, en faisant grincer le parquet à chaque passage. Quand Leo lui suggéra (avec une retenue que Cassie trouva admirable) de s’asseoir et de « laisser tomber », elle se tourna d’un coup vers lui, trébucha et pointa le doigt dans sa direction. « Arrête de faire comme si tu regrettais ce qui s’est passé !
— Beth, allons. Sérieux. Arrête un peu.
— Si triste et tout. Et comment j’ai pu tuer ce type ? Remets-toi, Leo. Tu lui as tiré dans la jambe justement pour ne pas le tuer. S’il avait des problèmes de santé, t’étais pas censé le savoir, si ?
— Ça suffit, Beth.
— T’aurais peut-être dû me demander à moi de lui tirer dessus, si tu ne voulais pas le faire toi-même. C’est toi qui n’arrêtes pas de nous dire que tout est dangereux, qu’on ne peut pas prendre de risques, pas appeler chez soi, pas montrer ses papiers à l’épicerie, qu’il faut se méfier des inconnus…
— Tu vas réveiller Thomas.
— M’étonnerait. Il a plutôt l’air dans le coma, bordel. Sans déconner… » Elle se tourna vers Cassie. « … ton frère ne serait pas un peu arriéré ? Il parle presque jamais.
— Il a peur », répondit Cassie. Mais moins que toi, eut-elle envie d’ajouter. « Je crois qu’on a tous besoin de dormir.
— Très bien. Dors, alors.
— Ce n’est pas très facile, avec toi.
— Merde, t’as qu’à aller dormir dans la bagnole, si t’es si sensible.
— C’est peut-être ce que tu devrais faire, Beth, réagit Leo. Emporte ton sac de couchage dans la voiture, soûle-toi tant que tu veux, et demain matin on fera la route jusqu’à chez mon père. Ta gueule de bois ne regarde que toi.
— Quoi, t’en as marre de moi, maintenant ? T’as envie de sauter Cassie ce soir ? C’est ça ? »
Cassie avait déjà vu Beth ivre. Chacun des survivants de 2007 qu’elle connaissait avait sa manière à lui de brandir un doigt d’honneur à la face du monde, et celle de Beth consistait à boire plus que de raison… de boire comme pour se punir et punir son entourage. Malgré son état, Beth sembla s’apercevoir qu’elle était allée trop loin. Avant que Leo puisse répondre, elle redressa les épaules et lança : « Très bien, peut-être que j’ai envie d’être seule. » Elle attrapa sa veste et cala son sac de couchage sous son bras en marmonnant quelque chose entre ses dents.
De la porte de la cabane, Cassie regarda Leo suivre Beth jusqu’à la voiture… soi-disant pour s’assurer qu’elle ne courait aucun danger, plus probablement pour l’empêcher d’abîmer quelque chose. Elle lui fit des remontrances depuis l’espace clos de la banquette arrière tandis qu’il insérait la clé de contact pour allumer la radio, pensant peut-être lui changer les idées avec un peu de musique.
Sauf que la radio ne diffusait pas de musique mais les informations locales. Cassie capta des mots orphelins et des fragments de phrases. Corps découvert, entendit-elle. Versant boisé. Elle sortit dans la nuit froide, les aiguilles de pin craquant sous ses pieds. « Arrête ce… », exigea Beth à voix haute, mais elle n’arriva pas jusqu’à truc, car Leo se retourna d’un coup pour lui dire de fermer sa gueule. Beth avait beau être ivre, elle en resta bouche bée.
Cassie alla jusqu’à l’automobile tandis que le journaliste terminait : La police d’État déclare lancer une enquête approfondie sur ce qui est le premier meurtre commis dans le comté de Wattmount depuis presque quinze ans. Il parla ensuite d’un incendie dans une scierie d’une ville dont Cassie n’avait jamais entendu parler. Leo coupa la radio, maussade.
Je suis une criminelle, se dit Cassie. Complice de meurtre, voire meurtrière. Nous sommes tous des criminels. D’un instant à l’autre, les bois endormis pouvaient se remplir de faisceaux de projecteurs et de chiens policiers. « Putain de merde ! jura Leo.
— Qu’est-ce qu’on fait ? »
Il haussa les épaules avec colère. « Quelqu’un a pu voir la voiture, il faut partir de cette supposition, mais ça m’étonnerait que notre signalement soit connu. Donc… J’imagine que, demain matin, on se débarrasse de la voiture et on marche jusqu’à un endroit où on peut prendre le bus.
— Tu crois toujours que ton père peut nous aider ?
— Si lui ne peut pas… », dit Leo.
Cassie s’assit sur le seuil de la cabane pendant que Leo posait sur Beth un sac de couchage et deux couvertures de rechange. La nuit était froide, mais pas suffisamment pour la mettre en danger, du moment qu’elle ne s’exposait pas au vent, et si elle s’éveillait à l’aube avec des frissons et des courbatures, à qui la faute ? Thomas dormait toujours à l’intérieur, mais Cassie avait trop peur pour seulement songer à se coucher. Leo finit par venir s’asseoir près d’elle en tirant sur une cigarette tandis qu’elle exhalait la légère brume de sa propre respiration. Une pleine lune s’était levée, dont la lueur ne pénétrait pas pour autant dans la forêt autour d’eux.
Leo regarda sa cigarette avec solennité.
« C’est une vilaine habitude, dit Cassie. C’est mauvais pour toi, tu sais. »
Il la regarda, l’air incrédule… puis tous deux se mirent à rire, tout bas mais sans pouvoir s’arrêter.
« J’espère que ton père peut vraiment nous aider, dit-elle ensuite. Mon oncle Ethan et lui étaient assez proches, avant 2007, tu sais.
— Je sais, oui. Dans une de ses lettres, mon père dit qu’Ethan Iverson fait partie des rares que les attaques n’ont pas complètement castrés. » Il lui lança un regard oblique. « C’est lui qui le dit comme ça, pas moi. De sa part, c’est plutôt élogieux, d’ailleurs.
— Je trouve ça bien que tu sois resté en contact avec lui. » Par courrier, bien entendu. Le seul moyen de communication à longue distance qui ne soit pas otage de l’hypercolonie, bénis soient Ben Franklin et le service des postes gouvernemental.