« Tu ne prends jamais de nouvelles de ton oncle ?
— Tante Riss pensait que c’était une mauvaise idée. D’après elle, tout contact avec quelqu’un ayant été personnellement visé en 2007 est dangereux. Mais j’ai lu ses livres… il en a écrit deux, tu sais ?
— Mm. Sur les microbes, non ?
— Les insectes. Il est entomologiste. Mais d’une certaine manière ses livres traitent de l’hypercolonie, c’est une façon d’en parler sans en parler, vu qu’elle suit une logique d’insecte, de ruche. Il explique par exemple comment obtenir un comportement véritablement complexe sans la moindre intelligence ni connaissance de soi…
— J’en ai appris un peu là-dessus par les lettres de mon père. C’est vrai, d’après lui, mais la Society a fait l’erreur de traiter ça comme une question philosophique.
— Par opposition à… ?
— Au renseignement militaire. Connais ton ennemi. Découvre ses faiblesses. »
Cela cadrait avec ce que tante Riss avait dit sur Werner Beck, obsédé par l’idée de faire la guerre à l’hypercolonie. Elle trouvait cela stupide, ne serait-ce que dans ses termes : faire la guerre signifiait entre autres choses savoir à quels moments les armes de l’ennemi surpassaient les vôtres. Ce qui, pour autant qu’elle pouvait le dire, était le cas de l’humanité depuis la présidence de Taft… peut-être même depuis quelques siècles auparavant. Cassie dit à Leo que la guerre lui semblait une idée irréaliste.
« Pas forcément. Il faut se demander ce que l’hypercolonie nous prend. Une réponse possible étant : la volonté de se battre et les armes avec lesquelles lutter. Chaque jour, on nous raconte un tas de conneries du genre que la guerre est vraiment horrible et qu’on a beaucoup de chance que la Société des Nations gère les conflits. Si bien qu’on n’est pas nombreux à vouloir se battre. Mais même quelques personnes peuvent faire la différence, avec la bonne arme.
— Comment se battre contre quelque chose comme l’hypercolonie ? Contre un nuage de poussière, en fait. On ne peut pas le bombarder. Ni le faire prisonnier.
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas la réponse à cette question. Mon père l’a peut-être. Mais si nous n’étions pas dangereux, ils ne nous feraient pas la chasse.
— Qui ça, nous ? Un mec, deux filles et un gamin de douze ans ? Ouais, on est vachement dangereux, c’est sûr. Pour des quinquas malades du cœur. »
Elle regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres. Elle voyait à l’expression pincée de Leo qu’ils l’avaient blessé.
« C’était un accident.
— Oui, tu as raison, je le sais bien…
— Je n’ai jamais voulu que ça se passe comme ça. Mais même si c’est notre faute, ou la mienne, il serait encore vivant si on n’avait pas les sims aux trousses. Tu crois qu’ils se sentent coupables de ça, eux ?
— Ils ne ressentent rien du tout. C’est ce qui les différencie de nous.
— Tu as perdu tes parents, pas vrai ?
— Oui. » Leo le savait, bien sûr, chacun des survivants de 2007 avait entendu à plus d’une reprise les histoires d’horreur des autres.
« Ça ne te met jamais en colère ?
— Bien sûr que si.
— Je veux dire vraiment en colère ? Suffisamment pour vouloir agir ? Ou t’essayes juste de ne pas y penser ? »
Elle haussa les épaules, gênée.
« Il n’y a pas de honte à ça. À être en colère, je veux dire. » Leo se releva et écrasa sa cigarette sous le talon de sa chaussure. Une étincelle s’échappa dans le vent et alla mourir dans l’obscurité. « Tu n’as pas besoin d’être gentille tout le temps. Énerve-toi de temps en temps. Tu as le droit. »
Elle n’était pas assez bête pour croire que l’hypercolonie avait réduit à néant les penchants de l’humanité pour la violence et la haine. La violence se manifestait chaque jour partout dans le monde. Si le bulletin d’informations affirmait qu’il n’y avait eu aucun homicide en quinze ans dans le comté de Wattmount, Cassie était prête à parier que celui-ci avait eu son lot de bagarres dans les bars et de disputes conjugales, peut-être même connu quelques rixes raciales. Quant au niveau international : aucun conflit de grande ampleur, mais suffisamment de rébellions violentes et d’accrochages frontaliers mortels pour que le nombre de victimes continue d’augmenter. Ces dangereuses tendances avaient simplement été atténuées ou réprimées.
La paix relative depuis 1900 ne pouvait se mesurer que statistiquement. Les chiffres racontaient toutefois une histoire convaincante : une baisse spectaculaire des conflits violents et de toutes leurs conséquences : famines, épidémies, effondrements économiques. Le manuel de science politique que Cassie avait eu au lycée attribuait ce changement au progrès matériel et moral. Et peut-être à raison. Mais il n’y avait pas que cela. Si, comme d’innombrables chercheurs de la Correspondence Society l’avaient fait, on étudiait l’histoire de très près, on voyait apparaître des anomalies flagrantes. Les crises évitées, les batailles gagnées ou perdues, les cessez-le-feu qui finissaient par être obtenus, tout cela semblait résulter de communications ou problèmes de communication décisifs. Des radiogrammes qui se perdaient en cours de transmission ou arrivaient très légèrement modifiés. Des ultimatums belliqueux qui ne parvenaient pas à leurs destinataires. Des codes indéchiffrables qu’on déchiffrait, des navires de guerre dépêchés aux mauvaises coordonnées, des tirs d’artillerie sur des tranchées vides. Tout cela passait par la radiosphère. Et après la Grande Guerre, à l’époque de la communication de masse, l’opinion publique était influencée par des incitations beaucoup trop subtiles et intelligentes pour qu’on puisse parler de propagande.
Mais pourquoi ? Quel était l’objectif ultime ?
À ces questions, la Correspondence Society n’avait pu répondre que par des hypothèses. Peut-être s’était-elle trop approchée de la vérité durant la décennie d’avant 2007, quand Ethan Iverson et Werner Beck avaient prouvé concrètement que la radiosphère était vivante, une hypercolonie (comme l’avait appelée l’oncle de Cassie) de microscopiques êtres vivants. Sauf que cela n’expliquait rien. L’hypercolonie tenait-elle à ce que la paix règne parce que cela servait ses propres intérêts ? Ou avait-elle un usage plus spécifique de l’espèce humaine ?
De toute manière, se dit Cassie, même si elle a rendu la civilisation plus paisible, l’hypercolonie elle-même n’est pas vraiment non violente. Tu as perdu tes parents, lui avait rappelé Leo, non qu’elle ait besoin qu’on le lui rappelle, et tandis que le sommeil s’emparait d’elle elle dut refouler le souvenir de la dernière fois où elle avait vu son père et sa mère, le visage fracassé et la cervelle répandue sur les meubles. Quoi que puisse être ou signifier cette atrocité, ce n’était pas l’œuvre d’une entité pacifique.
Quand elle s’éveilla, la pluie tambourinait sur le toit de la cabane et dégoulinait le long des parois de bois brut. Elle entendit aussi qu’on frappait à grands coups à la porte de la cabane.
Elle se redressa, vit Leo s’extraire de son sac de couchage. Un vague jour entrait par l’unique fenêtre. Elle avait encore la tête pleine de ses rêves et se demanda si ce n’était pas l’un d’eux jusqu’à ce que la porte s’ouvre violemment sur une silhouette en ciré à capuche jaune, le visage peu visible, mais manifestement mécontent. « Service des Parcs », barrit l’homme avec un coup d’œil méprisant à Cassie et un autre encore plus féroce à Leo. « Si vous croyez pouvoir venir couper les chaînes et les cadenas pour une soirée fumette ou je ne sais quoi, j’ai du nouveau pour vous, les jeunes. »