Au même moment, le sim se mit à tirer dans l’obscurité de la cave, ce qui fît un bruit assourdissant dans cet espace clos. Ethan sursauta, mais avait déjà touché le simulacre à la base du crâne. Le fusil automatique cracha encore quelques balles avant de se taire. Le sim bascula, inerte.
Ethan alla se pencher sur lui le temps de lui administrer le coup de grâce. De la matière verte jaillit de la tête avec une puanteur d’engrais chimique.
Explorant ensuite la cave du regard, il s’aperçut que, contre toute attente, le sim avait tiré sur Winston Bayliss.
La créature qui se faisait appeler ainsi était toujours attachée à la chaise et immobilisée par des longueurs de gros ruban adhésif, mais le haut de son corps s’était affaissé à un angle impossible : la rafale du mort l’avait presque coupée en deux au niveau du bassin. Bayliss perdait de grandes quantités de sang et de liquide vert.
Il releva la tête pour regarder tranquillement Ethan. « S’il vous plaît, dit-il d’une voix faible. Vous voulez bien bander ma blessure ? Il est toujours indispensable que nous ayons une discussion. »
Ethan en resta bouche bée.
« Le plus vite possible, reprit Winston Bayliss. Si vous voulez bien. »
L’idée de rester ne serait-ce qu’une heure de plus était devenue absurde. Il était largement temps de partir, et après avoir tout brûlé : ses notes, son équipement vidéo, son arsenal au grenier… la ferme tout entière depuis ses fondations jusqu’au faîte de son toit moussu. Ethan s’y était préparé dès son arrivée : il conservait une dizaine de bidons de pétrole lampant dans le grand placard du rez-de-chaussée et glissait chaque matin une pochette d’allumettes neuve dans sa poche revolver.
Il remonta au grenier où il trouva Nerissa en attente, le pistolet pointé sur sa poitrine. Elle abaissa aussitôt l’arme. Ethan en fut soulagé : les mains de Nerissa tremblaient si fort qu’un mouvement convulsif aurait suffi à le tuer. « Le sim est mort ? » demanda-t-elle.
Il parvint à hocher la tête. Même si, pour ce qu’il en savait, d’autres pouvaient être en chemin.
Elle se détendit si soudainement qu’il craignit qu’elle trébuche. Elle dut s’appuyer à une étagère pour garder l’équilibre.
Tout cela avait dû être d’une difficulté inimaginable pour elle. Ethan avait aimé cette femme autrefois, peut-être l’aimait-il toujours, mais le fossé du doute et des reproches s’était élargi entre eux de manière probablement irréversible. Il ne pouvait la regarder sans voir la Nerissa qu’il avait connue, celle qui, installée en face de lui au restaurant universitaire, avec ses longs cheveux qui frôlaient ses frites, lui citait des écrivains qu’il n’avait pas lus et dont les noms ne lui disaient pas grand-chose… Nerissa à la vivacité et au sourire facile, si facile à l’époque et désormais complètement disparu. Elle semblait épouvantablement fatiguée. La nuit tombait et il aurait voulu avoir un lit confortable à lui proposer, mais il y avait tant à faire et ils n’avaient pas le temps d’hésiter. Des milles à parcourir, comme disait un de ces poèmes qu’elle aimait citer à l’époque. Des milles à parcourir avant de dormir.
Il redescendit dans la cave avec le premier de sa dizaine de bidons, qu’il vida sur le sim mort et le plancher. Nerissa en vida un autre sur le bois de chauffage entassé sous l’unique fenêtre, qu’il avait condamnée. Winston Bayliss commença à la supplier pendant ces opérations : « Pansez mes blessures. Emmenez-moi. »
Les parties humaines du sim avaient énormément saigné et son contenu plus vert commençait à présent à se répandre sur le sol. Qu’est-ce que ces saletés empestent, pensa Ethan. Mais le feu nettoierait tout ça.
« Il est quasiment coupé en deux, dit Nerissa. C’est celui qui a défoncé la porte qui a fait ça ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Aucune idée.
— Ce qu’a dit cette chose, sur les deux types de sims, tu crois que c’est possible ?
— Je n’en sais rien. La moitié de ce que racontent les choses comme lui est du cinéma.
— Je peux expliquer, dit Winston Bayliss. Si vous pansez mes blessures. Si vous m’emmenez.
— On devrait peut-être », estima Nerissa.
Surpris, Ethan releva les yeux de la traînée de pétrole qu’il venait de répandre. « Tu plaisantes ?
— Je veux dire, s’il sait quelque chose sur Cassie et Thomas…
— Coupez-moi les jambes, conseilla Winston Bayliss. Elles ne me servent plus à rien. Si vous me posez rapidement des garrots au-dessus des moignons, je survivrai un certain temps. »
C’est de la folie, songea Ethan. Mais Nerissa se tourna vers lui pour lui demander d’une voix dure et indifférente, à présent, une voix qu’il reconnaissait à peine : « Alors, Ethan ? Tu as une hache, ici ? Une hachette, peut-être ?
— Nom de Dieu, Riss !
— Parce que si on le brûle, on ne saura jamais pourquoi les autres voulaient le tuer.
— Tu suggères quoi, au juste ? Qu’on l’ampute des jambes, et ensuite ? On le met dans le coffre de la voiture ?
— Eh bien, ça rentrerait. Si on le faisait. »
Il espéra qu’il s’agissait d’humour noir. Ou que les vapeurs de pétrole lui montaient à la tête. Mais non. Il avait toujours su dire quand elle plaisantait. « Riss… à supposer que ça serve à quelque chose, ce que je suis loin de vouloir admettre, on prendrait un risque insensé. On ne sait pas trop quelle chose nous regarde par ses yeux, mais quoi que ce soit, je ne veux pas qu’elle nous observe.
— Ce ne sera pas un problème », dit le sim blessé.
Ethan et Nerissa le regardèrent. Il avait réussi à dégager sa main droite, le flot de sang ayant détendu et lubrifié ses liens. Il la porta à son visage (son visage un peu replet, désormais exsangue et donc d’une pâleur sinistre), tendit le pouce et se l’enfonça brutalement dans un œil puis dans l’autre.
Une fois le feu allumé, ils ne pouvaient pas s’attarder. Dans la nuit, les flammes se verraient à des kilomètres.
Tout ce qu’Ethan voulait garder — faux papiers d’identité, réserve de liquide et de traveller’s cheques, nouveau pistolet —, il l’avait mis dans un carton d’archives qu’il glissa sur la banquette arrière de l’automobile de Nerissa. Sa propre voiture, la Chrysler d’occasion avec laquelle il allait en ville le week-end, était garée dans une remise à l’écart de la ferme. Mieux valait prendre celle de Nerissa : personne ne l’avait vue à la ferme et ne pouvait faire le lien ni avec celle-ci ni avec Ethan. Il arrosa de pétrole les parois en bois de la remise et jeta une allumette par-dessus son épaule. La structure de matériau combustible s’embrasa rapidement et l’incendie de la ferme allait déjà bon train : les flammes qui montaient des fondations léchaient les fenêtres du rez-de-chaussée. Ethan se précipita vers la voiture : il voulait partir avant qu’elles atteignent les munitions dans le grenier.
Il proposa de conduire, ce que Nerissa accepta d’un hochement de tête reconnaissant. Elle boucla sa ceinture sur le siège passager et laissa sa nuque reposer sur l’appuie-tête. Sa respiration s’approfondit et elle commença à ronfler doucement tandis que l’automobile s’éloignait. La lueur intermittente de l’incendie se reflétait sur le pare-brise, le tableau de bord, le visage de Nerissa. Endormie, elle ressemblait en tous points à la femme dont il avait gardé le souvenir, mais sous pression, songea-t-il, près de rompre sous cette pression qui l’avait conduite aux limites de son endurance.