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Il s’arrêta à l’endroit où le chemin rejoignait la route. Nerissa ouvrit les yeux et marmonna quelque chose, peut-être Quoi ?

« Chh, dit-il en sortant la main par la fenêtre. Je récupère juste le courrier. »

Pour la dernière fois. Il souleva le couvercle de la boîte aux lettres, en sortit une seule enveloppe et alluma le plafonnier le temps d’y jeter un coup d’œil. L’adresse de l’expéditeur était illisible, sans doute à dessein, mais il reconnut aussitôt l’écriture. La lettre venait de Werner Beck.

Il la fourra dans sa poche de chemise.

Trente minutes plus tard, il roulait sur l’autoroute fédérale, une fenêtre ouverte pour laisser l’air glacé chasser la puanteur du pétrole et de choses encore pires. Il n’avait pas réfléchi à une destination. Il roulait vers l’ouest dans un fleuve de feux arrière rouges, Nerissa endormie près de lui, sans autre but que de s’éloigner.

DEUXIÈME PARTIE

Le Pêcheur et l’Araignée

Prenons un pêcheur… disons jeune, propriétaire d’un petit bateau et qui tresse lui-même ses filets.

Un beau matin, il sort du port pour aller jeter son filet dans l’océan. Il revient en fin de journée avec une belle cargaison de succulents poissons. Une fois à terre, il en met une partie de côté pour son dîner. Il vide, nettoie et grille le poisson sur la plage. Peut-être fait-il venir sa femme de leur petite maison sur le littoral, peut-être le couple dîne-t-il en plein air et les yeux dans les yeux soleil couchant, et peut-être, conséquence indirecte de leurs activités par cette belle soirée, la femme du pêcheur met-elle au monde neuf mois plus tard un bébé en pleine santé… mais ces répercussions plausibles n’ont aucun rapport avec notre histoire.

Imaginons maintenant un autre organisme biologique, en l’occurrence une araignée : une banale araignée tisseuse de toile, de celles dont il y a 3 000 espèces différentes dans le monde et sans doute une ou deux représentantes dans votre jardin. Comme le pêcheur, l’araignée produit elle-même sa toile (de soie gluante) qui lui sert à attraper une autre espèce (des insectes) pour s’en nourrir. Comme le pêcheur, elle prépare son repas avant de le consommer — elle injecte des enzymes digestives dans le corps de l’insecte capturé, aspire la matière ainsi liquéfiée et se débarrasse ensuite de l’enveloppe vide, tout comme le pêcheur jette les os et autres parties non comestibles de son poisson. Peut-être l’araignée (mâle) trouve-t-elle après son repas une femelle qu’elle féconde avant de se laisser dévorer ; peut-être la femelle produit-elle un cocon de soie contenant des œufs fertilisés… mais tout cela, comme la soirée d’amour du pêcheur, n’a rien à voir avec notre histoire.

Le récit sur le pêcheur est agréable, voire réconfortant. Celui sur l’araignée est viscéralement dégoûtant. Mais d’un point de vue objectif, ils ne diffèrent que sur des détails. Un filet est identique à une toile, même si l’un est en nylon et l’autre en soie. Un repas est un repas.

La différence importante réside dans le domaine du subjectif. On ressent pleinement et on imagine sans mal la journée du pêcheur. Pas celle de l’araignée. Il est extrêmement improbable que les simples ganglions fusionnés d’un arachnide génèrent un tant soit peu de complexité psychologique. Et une fourmilière, même si elle est aussi une entité biologique fonctionnelle capable d’actions équivalentes à jeter un filet et rassembler de la nourriture, n’a pas le moindre cerveau central et ne perçoit rien de ce qui lui arrive.

Percevoir et ressentir le monde est capital pour la vie humaine et pour le regard qu’on lui porte. Mais la prépondérance de la vie sur Terre n’a absolument pas besoin de cela. À cet égard, les êtres humains sont nettement en minorité. Les pêcheurs sont beaucoup moins nombreux dans le monde que les araignées.

Ethan IVERSON,
Le Pêcheur et l’Araignée

11

Jordan Landing, Illinois

« Je ne suis pas ce qu’elle a dit que j’étais, maintint Thomas dans le café-restaurant. Je ne sers pas à rien. »

Assise en face de lui, Cassie avait tendance à être de son avis. Une fois encore, Thomas l’avait surprise.

« Tiens, vous revenez pour le dîner ? avait lancé la serveuse en les voyant entrer. On ferme à sept heures, alors ne lambinez pas. Le feu d’artifice commence à huit… J’imagine que c’est ce qui vous a décidé à rester ?

— Oui m’dame », répondit Cassie. Ils n’auraient peut-être pas dû retourner au même endroit que pour le petit déjeuner : se faire reconnaître n’était jamais une bonne idée. Mais la plupart des restaurants de Jordan Landing avaient déjà fermé pour la fête de l’Armistice et l’autre exception, un chinois appelé Lucky Paradise, ne disait rien à Thomas. La serveuse apporta du pain de viande à Cassie et un hamburger-frites à Thomas. Celui-ci mangea avec empressement. Il semblait avoir retrouvé l’appétit, malgré le traumatisme des jours précédents. Presque comme si l’insulte de Beth l’avait revigoré.

Après avoir récupéré les papiers et la clé dans le coffre secret de Werner Beck, ils avaient quitté la maison par-derrière, puis traversé une parcelle boisée pour accéder à une autre rue résidentielle avant de faire le tour de la zone commerciale de la ville pour rentrer au motel. Dans la chambre, Leo ne voulut pas discuter des documents laissés par son père tant qu’il ne les avait pas lus. « Il faut qu’on réfléchisse à ce qu’on va faire maintenant, dit-il après cette lecture en relevant la tête.

— Tu pourrais commencer par nous dire ce que ça raconte, suggéra Beth.

— Eh bien… beaucoup de choses. C’est une espèce de plan.

— De plan pour quoi ?

— Mon père a écrit ça et l’a laissé à un endroit où je pourrais le trouver si la Society se faisait à nouveau attaquer. Ces dernières années, il a appris des choses qu’il n’a dites à personne, sur l’hypercolonie. Des manières dont on pourrait arriver à l’atteindre. À la blesser.

— Du genre ? »

Leo secoua la tête : « Il faut que je relise. Mais je peux vous dire que si on fait comme il dit, ça va être dangereux. Vous préférerez peut-être ne pas y être mêlés. »

Beth roula des yeux. « Bordel, Leo… j’y suis déjà mêlée.

— Je sais, et tu as raison, mais on parle d’un tout autre niveau d’engagement. J’ai aussi besoin de savoir ce que vous décidez, Thomas et toi. » Il s’adressait à Cassie. « Et même si vous voulez en être, il va falloir que je voie si c’est une bonne idée. »

Cassie eut un pressentiment. Quelque chose le lui disait dans l’expression de Leo, dans le V pincé de ses sourcils : le contenu de ces papiers l’avait effrayé tout en le remplissant d’une espèce d’espoir sombre.

Beth restait revêche et méfiante. « Tu envisages sérieusement de les emmener, eux ? Si c’est dangereux à ce point, bordel, je veux dire, sans vouloir vous vexer… » Un coup d’œil hypocrite à Cassie. « … ce sont des boulets. Elle n’a rien fait d’utile à part payer quelques repas, et lui, c’est un gamin… il ne sert à rien. »

Cassie se sentit rougir face à tant d’injustice (comme si Beth, elle, s’était rendue indispensable !), mais avant qu’elle puisse répondre, Thomas pépia : « Je ne sers pas à rien.

— Ah bon ? » Une note cruelle dans la voix de Beth. « T’as fait quoi d’autre que dormir ? Et pleurer de temps en temps ?