« … quand les gens partaient à la guerre, finit Thomas. La grosse guerre, je veux dire. »
Cassie avait vu dans ses manuels des images représentant des colonnes d’hommes en uniforme marron qui avançaient le fusil en bandoulière : le départ de la Force expéditionnaire alliée pour prêter main-forte aux armées meurtries des Britanniques et des Français. Elle avait vu aussi des clichés des boueuses tranchées européennes : Ypres, Passchendaele, la Marne, lieux de massacre d’innombrables jeunes hommes par d’autres jeunes hommes tout aussi perplexes et obéissants.
« Leo n’est pas parfait, dit Thomas. Mais personne ne l’est. Son père en sait un rayon et il lui fait confiance. Donc, oui, je crois que je lui fais confiance. Et toi ? »
Confiance pour quoi ? Pour prendre une décision et s’y tenir jusqu’à sa conclusion nécessaire ? Pour recourir même à la violence, si nécessaire ? Pour partir en guerre ?
Cassie se surprit à hocher la tête. « Oui », répondit-elle.
Et avait-elle le choix, en fin de compte ? Rien que quelques jours auparavant, elle aurait pu envisager d’accepter le fardeau et les promesses de l’anonymat, vouloir se contenter d’une existence cachée, circonspecte.
Sauf qu’elle était à présent une criminelle, complice de meurtre. Les autorités avaient entendu parler d’au moins un décès. L’agent du service des Parcs, s’il avait succombé, serait la deuxième victime… et s’il n’avait pas succombé, il avait presque certainement décrit Leo, Cassie et Thomas aux autorités. Comme les polices locales et régionales s’échangeaient systématiquement leurs rapports par radio et par télécopie, ces signalements parviendraient à l’hypercolonie et les policiers ne seraient donc pas forcément les seuls à ouvrir l’œil. L’anonymat était désormais exclu.
Le feu d’artifice gagnait en intensité, sous les bruyantes acclamations de la foule dans le parc. Thomas le regardait d’un air grave. L’éclat rouge de la fusée, se dit Cassie[1]. Les fusées : une technologie de guerre mise au service de la célébration de la paix. Certains membres de la Correspondence Society avaient cru par le passé qu’on pourrait se servir de fusées plus grandes et plus puissantes pour expédier des instruments scientifiques (ou même des êtres humains !) en orbite… voire plus loin encore, comme dans les romans de science-fiction qu’elle aimait lire de temps à autre. Mais la construction de fusées d’une taille supérieure à celle d’un jouet avait été interdite par les protocoles de désarmement signés dans la foulée de l’Armistice. Et peut-être là aussi s’agissait-il de l’hypercolonie défendant son territoire en altitude.
L’air s’emplit d’une puanteur sulfureuse de poudre brûlée. Attentive à l’heure, Cassie se leva et fit tomber les brins d’herbe marron collés à son jean au moment où l’orchestre dans le parc entamait God Bless America. Elle s’éloigna avec Thomas, approchant du motel par le côté nord et arboré de la rue, précaution dont elle se réjouit : une intermittente lueur bleue visible à une intersection de distance s’avéra provenir des gyrophares de deux voitures de police garées devant le motel où elle avait laissé Beth et Leo quelques heures plus tôt.
Thomas lui prit la main, ce qu’il avait obstinément refusé de faire durant tout le trajet. Cassie en profita pour le tirer dans l’ombre des arbres, où elle était à peu près certaine que nul ne les verrait. La présence de la police ne pouvait signifier qu’une chose : leurs signalements avaient été diffusés et quelqu’un — la serveuse au restaurant, ou peut-être le réceptionniste du motel — avait alerté les autorités en les reconnaissant. Et si Leo et Beth étaient déjà arrêtés…
Mais une voix l’appela par son nom. Elle sursauta, se retourna, découvrit Leo et Beth dans l’ombre du même bosquet de chênes.
« On s’est enfuis par l’issue de secours quand on a vu les flics entrer sur le parking, expliqua le jeune homme. J’ai emporté les trucs que m’a laissés mon père. Mais presque tous nos bagages sont restés là-dedans. Avec une partie de nos papiers d’identité. Et à peu près tout notre argent liquide, à part ce que tu as sur toi. »
Cassie sentit dans son ventre une apesanteur caustique. Elle se dit que c’était ce que devait ressentir un animal acculé. « On fait quoi, maintenant, alors ?
— J’imagine qu’on commence par voler une voiture », répondit Leo.
12
Sur la route
Au milieu de notre vie… non, ce n’était pas ça.
Au milieu du chemin de notre vie (voilà), je me trouvai dans une forêt (mais ce n’était pas juste une forêt, c’était quoi ?), une forêt obscure car j’avais perdu la voie droite…
Nerissa se réveilla dans une petite chambre aux stores baissés. Dans un lit inconnu et, pour la première fois depuis sept ans, à côté du corps endormi d’Ethan. C’était peut-être pour cela qu’un extrait de La Divine Comédie lui revenait en mémoire tandis qu’elle reprenait tant bien que mal conscience, tirée du sommeil par la lumière du jour qui s’insinuait telle une lame de couteau par les interstices autour des stores… Elle se récitait de la poésie comme si elle poursuivait encore ses études, perdue dans des souvenirs plus agréables que ceux de la veille. Oh mon Dieu. Hier. Le poids écœurant de ce qu’ils avaient vu et fait.
À leur arrivée (un Motel 6 comme les autres à proximité de l’autoroute fédérale), Ethan était trop épuisé pour arriver à conduire correctement. Il avait à peine réussi à se mettre en sous-vêtements avant de s’écrouler sur le lit, où il s’était aussitôt endormi. Non moins fourbue, Nerissa s’était néanmoins obligée à prendre une douche brûlante avant de le rejoindre : elle avait besoin de se débarrasser de la puanteur, réelle ou imaginaire, du pétrole, de la suie, du sang et des feuilles vertes écrasées.
Et la journée qui commençait pourrait ne pas être meilleure. Vois les choses en face, s’ordonna-t-elle. La veille, le simulacre s’était crevé les yeux et elle lui avait sectionné les jambes avant de poser des garrots grossiers sur les moignons et de balancer ce qui vivait encore dans le coffre de la voiture. Elle allait à présent essayer de l’interroger. Ou l’enterrer. Ou les deux. Sans doute les deux.
L’horreur physique des événements de la veille lui avait paru à peine plus pénible que la manière dont Ethan l’avait regardée, non pas une mais plusieurs fois, le visage empreint d’une incrédulité proche de la répugnance. Comme si elle s’était comportée d’une manière qui outrepassait les limites de la décence, et peut-être était-ce le cas, mais elle avait cessé d’essayer de les tracer.
Trouver un endroit où interroger Winston Bayliss était la priorité de la matinée. Leur chambre de motel ne ferait pas l’affaire. Aussi régla-t-elle leur note à la réception et reprirent-ils la route vers l’ouest sans échanger plus de quelques mots. Ils sortirent de l’autoroute à un endroit indiqué comme réserve naturelle sur la carte d’Ethan. Il faisait froid, avec un vent qui déroulait vers l’est de massifs nuages gris. Ils se garèrent non loin de la chaussée dans un bosquet d’érables à sucre et de bouleaux jaunes. Nerissa ouvrit le coffre et Ethan l’aida à transporter Winston Bayliss à l’ombre des arbres.
Elle avait bandé les moignons du sim et posé un pansement de fortune sur ses orbites coagulées. Elle avait recouvert les blessures par balle de bandelettes de flanelle (provenant d’une vieille chemise d’Ethan) et d’épais ruban adhésif. Elle avait enveloppé ce qu’il restait du bas de son corps dans un sac-poubelle en plastique, pour que tout ne se répande pas par terre, et c’est ainsi qu’ils le transportèrent, Nerissa le tenant par les bras, Ethan soulevant le torse enveloppé, ils marchèrent dans les fragiles feuilles mortes et enjambèrent des troncs d’arbres morts colonisés par des champignons jaunes jusqu’à parvenir à bonne distance de la route. Ils adossèrent alors Winston Bayliss le plus droit possible à un affleurement de granit moussu.
1
Cassie se remémore ici un passage de