Derrière tous ces bruits — le hurlement de Mme Theodorus, les sanglots du conducteur, les claquements de la banderole —, Cassie entendit une sirène de police approcher dans le lointain.
Il est temps de partir, se dit-elle. Elle était d’un calme surprenant. C’était un calme mécanique, d’une précision algébrique, sous lequel elle sentait la panique ondoyer tel un requin dans un estuaire ensoleillé. Mais elle ne pouvait pas se permettre le luxe de la panique. Sa vie était en jeu. Tout comme celle de Thomas.
En situation de crise, présume toujours du pire, lui avait enseigné tante Riss. Cassie s’efforça de suivre ce conseil, ce qui signifiait qu’elle devait croire à une nouvelle attaque générale. Sauf que, cette fois, personne n’ayant de près ou de loin des relations avec la Correspondence Society ne serait épargné. Sans cet heureux accident, le simulacre écrasé sur Liberty Street comme une vilaine compote rouge et vert serait monté à l’appartement tuer Cassie et Thomas. Tante Riss pouvait être déjà morte, possibilité sur laquelle Cassie refusait de s’attarder. Au mieux, tante Riss ne trouverait personne à son retour et découvrirait ainsi que sa vie avait à nouveau changé, définitivement et pour le pire.
Je pourrais l’attendre, se dit Cassie. Un rendez-vous le vendredi soir signifiait sans doute un retour au plus tôt le samedi midi, mais il n’était pas impossible que sa tante revienne avant. Et attendre ne serait pas forcément risqué, le simulacre venu pour elle étant mort. Quelques heures ne changeraient pas grand-chose, si ?
Peut-être pas… mais Cassie avait été formée pour une telle situation depuis la mort de ses parents, notamment par tante Riss en personne, et elle ne pouvait se résoudre à violer le protocole. Faire ses bagages, alerter et fuir, telle était la règle. Les bagages ne posaient aucune difficulté : comme sa tante, comme son petit frère, Cassie avait toujours une valise pleine dans sa chambre. Elle se dépêcha d’aller la récupérer sous le lit. La valise avait été inspectée et refaite pas plus tard que le mois précédent, pour s’assurer qu’elle contenait toujours des vêtements à la bonne taille. Cassie la posa sur le lit et s’habilla sans tarder en gardant à l’esprit qu’il faisait froid dehors et que l’hiver arrivait. Elle enfila une seconde chemise qu’elle recouvrit d’un vieux pull en laine. Elle s’aperçut dans le miroir — pâle, terrifiée et pleine de bourrelets… mais qui se souciait de l’apparence qu’elle avait ?
Tante Riss avait laissé un numéro de téléphone en cas d’urgence, et c’en était sûrement une, mais Cassie n’envisagea même pas de s’en servir. Une autre règle était : jamais de coup de fil. Dans de telles circonstances, un message important ne devait être remis qu’en personne. Un appel inoffensif depuis l’appartement suffirait à attirer aussitôt l’attention de l’entité qu’ils appelaient l’hypercolonie. Quelque part dans l’obscurité, dépourvue d’esprit mais d’une attention méticuleuse, elle entendrait. Et agirait.
Cassie pouvait laisser un mot, bien entendu, mais en choisissant malgré tout avec soin ce qu’elle écrirait dessus.
Elle sortit son sac à dos du placard du couloir, le remplit de nourriture simple qu’elle prit dans les placards de la cuisine : une demi-douzaine de barres de céréales, des briquettes de jus de pomme, une pochette en aluminium contenant un mélange de noix et de raisins secs. Sur une impulsion, elle attrapa sur l’étagère du couloir un livre qu’elle se fourra dans la poche. C’était une édition bon marché et très usée d’un ouvrage écrit par son oncle, Le Pêcheur et l’Araignée, qu’elle avait déjà lu à deux reprises.
Le temps pressait. En mettant son bracelet-montre, elle s’aperçut qu’il s’était déjà écoulé vingt minutes depuis la mort du sim. La police était arrivée. La lueur rouge des gyrophares passait entre les lamelles des stores. Elle imagina la perplexité des agents devant le cadavre, du moins devant ce qui ne s’était pas encore évaporé. Et le coroner municipal, à qui revenait d’analyser les restes, pourrait bien se demander s’il était sain d’esprit. Mais les journaux du matin n’en toucheraient pas un mot. Le conducteur ivre et en larmes ne serait jamais traduit en justice. C’était joué d’avance.
Cassie prit un stylo et une feuille de papier dans la cuisine et empêcha sa main de trembler le temps d’écrire :
Tante Riss,
Il faut qu’on file… tu sais pourquoi.
Je voulais juste dire merci (pour tout). Je prendrai bien soin de Thomas.
Avec tout mon amour,
Il aurait été dangereux d’en dire davantage et sa tante comprendrait : « il faut qu’on file » était leur code d’alerte rouge personnel. Mais ça ne suffisait pas, loin de là. Comment cela pourrait-il suffire ? Sept ans durant, tante Riss s’était occupée de Cassie et de Thomas avec gentillesse, patience et… eh bien, sinon amour, du moins quelque chose d’approchant. C’était elle qui avait calmé les terreurs nocturnes de Cassie après la mort de ses parents, elle qui lui avait dévoilé petit à petit la vérité sur la Correspondence Society. Et si elle s’était montrée un peu trop protectrice au goût de Cassie, elle l’avait aussi aidée à trouver son équilibre entre le monde tel qu’il semblait être et le monde tel qu’il était vraiment… entre le monde que Cassie avait aimé et celui qu’elle en était venue à redouter.
« Merci » ne convenait absolument pas. Cassie hésita, voulut en dire davantage. Mais cela l’obligerait à refouler ses larmes, ce qui n’était pas très utile dans la situation actuelle. Aussi colla-t-elle le mot tel quel, dans toute son inélégance, sur la porte du réfrigérateur et s’obligea-t-elle à se concentrer sur ce qu’elle devait faire à présent.
Pour finir, elle alla sur la pointe des pieds réveiller Thomas en posant la main sur son épaule.
Elle aurait aimé pouvoir dormir comme lui, d’un sommeil profond, silencieux et fiable. Sa petite chambre était bien rangée, pour le moment : ses jouets étaient posés avec soin sur une étagère en bois et ses vêtements fraîchement lavés suspendus dans le placard. Il reposait sur le dos, l’édredon remonté jusqu’au menton, comme s’il n’avait pas bougé d’un pouce depuis que sa sœur l’avait bordé quelques heures auparavant. Peut-être n’avait-il pas bougé, d’ailleurs. Malgré ses douze ans, son visage gardait quelques rondeurs de l’enfance ; ses cheveux blonds, même ébouriffés, lui donnaient l’air d’un ange joufflu en pyjama jaune. Il s’éveilla comme s’il réintégrait son corps après une absence prolongée. « Cassie, ronchonna-t-il en clignant des yeux. Qu’est-ce qu’y a ? »
Elle lui dit de s’habiller et de prendre sa valise sous le lit. Il fallait partir, lui dit-elle. Tout de suite.
Bien que mal réveillé, il comprit. « Tante Riss…
— Elle n’est pas là. Il faut partir sans elle. »
Elle détesta voir l’angoisse surgir dans son regard et crut y lire un reproche. Ce n’est pas ma faute ! eut-elle envie de dire. Ne m’en veux pas… je n’ai pas le choix !
L’air de résignation apeurée qui suivit fut peut-être encore pire. Thomas était trop petit pour se rappeler vraiment le meurtre de leurs parents. Mais ses souvenirs étaient tout autant dans son corps que dans son esprit. Il se redressa, une main sur le bord du matelas. « On va où ?
— Prévenir Leo Beck. Ensuite… on verra. Allez, habille-toi. Dépêche ! Tu sais quoi faire. Et mets des vêtements chauds, d’accord ? »