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Il observa encore quelques instants le moniteur vidéo en essayant de chasser sa peur. Il savait qu’il se retrouverait tôt ou tard dans une telle situation. Il s’y était préparé, il l’avait vécue mille fois en imagination. Alors pourquoi ses mains tremblaient-elles ? Mais la réponse à cette question était si évidente qu’il n’avait pas besoin de la formuler. Elles tremblaient parce que, malgré toutes les précautions qu’il avait prises, malgré sa puissance de feu supérieure et ses possibilités de fuite soigneusement préparées, ce qui approchait pouvait être une des créatures qui avaient déjà pris la vie de trop nombreux parents et amis d’Ethan… une chose ni humaine ni consciente, qui donnait la mort sans davantage y penser que la foudre.

Il rentra le pistolet à impulsion dans sa ceinture et vérifia que le fusil était chargé. Il glissa quelques cartouches supplémentaires dans sa poche de poitrine. Il ressentit un besoin urgent de se vider la vessie, mais il n’avait pas le temps.

La mort grimpa sur les planches grinçantes de la véranda et sonna poliment à la porte. Ethan descendit ouvrir.

Les hommes et femmes (Ethan se souvenait qu’il y en avait quelques-unes) à l’intérieur vert lui avaient déjà coûté son mariage et sa carrière. Exploit remarquable accompli en l’espace d’une seule journée de 2007.

À l’époque professeur titulaire à l’université du Massachusetts à Amherst, Ethan avait publié plusieurs articles bien accueillis et deux ouvrages de vulgarisation scientifique qui avaient rencontré un certain succès. Il était très bien considéré dans sa faculté et menait activement des recherches en se montrant capable d’encadrer un certain nombre d’étudiants. Bien que spécialisé en entomologie, ses derniers travaux l’avaient conduit dans le domaine de la paléobotanique, l’étude des anciennes formes de vie végétales. Il s’était joint à une équipe de chercheurs qui extrayait des spores aéroportées de carottes de glace vieille de dix mille ans originaires de l’Antarctique. Il se livrait aussi à des recherches plus clandestines… du genre qui intéressait la Correspondence Society.

Les savants et érudits qui composaient celle-ci ne publiaient toutefois jamais leurs résultats dans des revues à comité de lecture. Son existence n’était connue que de ses seuls membres, qui avaient juré de garder le secret. Ethan était étudiant en troisième cycle quand il fut présenté à la Society par son mentor au MIT, dont il admirait sans réserve l’éthique et l’intellect, ce qui ne l’empêcha pas de se montrer tout d’abord sceptique : la Society lui semblait plutôt excentrique et très vieux jeu, une relique de ces clubs de professeurs d’université qui avaient autrefois prospéré dans les cloîtres d’Oxford et de Cambridge. Il aurait cru à une blague — et à une blague franchement grotesque — s’il n’avait vu les noms de ses membres. Des mathématiciens, des physiciens, des anthropologues, souvent avec un CV impressionnant, et la liste des membres décédés, si elle était exacte, s’avérait encore plus impressionnante : Dirac, von Neumann, Fermi…

On l’avait prévenu des risques qu’il encourrait s’il acceptait de faire partie de la Society. Le règlement était draconien. Les membres ne pouvaient communiquer d’informations la concernant que par courrier ou en personne. Parler trop publiquement d’elle vous exposait à des représailles, non d’elle-même, mais de sources inconnues. S’il disait la mauvaise chose à la mauvaise personne, Ethan pourrait bientôt voir ses propositions de recherche refusées sans raison, ne plus se trouver en odeur de sainteté dans les cercles universitaires et comités de lecture, perdre sa titularisation. Il comprit ces risques et se montra d’une prudence scrupuleuse une fois devenu membre. Mais personne ne l’avait averti qu’il risquait sa vie. Que sa famille risquait la sienne.

Seul le hasard lui avait permis de survivre au massacre de juin 2007. Il avait été désigné à la dernière minute délégué au congrès annuel de la Société américaine d’entomologie et attendait son vol pour Phoenix à l’aéroport Logan de Boston quand les premières informations apparurent sur le téléviseur de la salle d’embarquement. Son attention fut attirée par les photographies qui se succédaient à l’écran… il s’aperçut avec un frisson glacé qu’il connaissait toutes ces personnes. Benson à Yale, Kammerov à Cornell, Neiderman à Édimbourg, Linde à Saint-Pétersbourg. Et d’autres encore. DOUZE UNIVERSITAIRES ASSASSINÉS, indiquait la bannière en bas de l’image. Ethan s’approcha du poste, déjà malade de peur : le volume était baissé, mais ce qu’il entendit des murmures du journaliste suffit à confirmer ses craintes. Aucun élément ne permet de relier vraiment ces différents meurtres, perpétrés ce mercredi sur trois continents, mais qu’un si grand nombre d’universitaires et d’érudits bien connus décèdent en si peu de temps de mort violente ne semble pas une coïncidence… Les autorités locales coopèrent avec le bras policier de la Société des Nations pour déterminer si ces meurtres s’inscrivent dans un schéma plus large…

Les nouvelles venaient de parvenir aux agences de presse. Les assassinats perpétrés en Europe et en Asie dataient de la nuit, ceux commis en Amérique des heures précédentes. Et Ethan n’avait pas besoin de la Société des Nations pour reconnaître « un schéma plus large » : toutes les victimes connues faisaient partie de la Correspondence Society.

Il dénicha un publiphone et appela son bureau à Amherst. La Society lui avait appris à se méfier du téléphone… même les appels locaux passaient par la radiosphère, partie intégrante du système mondial de communication téléphonique par relais radio, mais il espérait qu’un appel de courte durée n’attirerait pas indûment l’attention. On annonça l’embarquement de la classe affaires pendant qu’il composait le numéro ; il n’y prêta aucune attention.

Amy Winslow, son assistante, décrocha au bout de trois sonneries. « Professeur ! Vous allez bien ? »

Il lui répondit par l’affirmative d’une voix soigneusement neutre. Avant qu’il puisse ajouter quoi que ce soit, elle lui demanda s’il était déjà à Phoenix ou s’il pouvait revenir immédiatement à l’université. C’était terrible, dit-elle. On avait tiré sur Tommy Chopra ! Il était mort ! Un concierge avait découvert son corps ! Il y avait partout des policiers en train d’interroger les gens et de recueillir des indices !

Ethan ne put dissimuler sa stupéfaction. Tommy Chopra était l’un de ses étudiants, un lève-tôt compulsivement perfectionniste. Ethan lui avait confié une clé de son bureau et Tommy y venait souvent avant l’aube compiler des données pendant que le reste du campus s’animait peu à peu. D’après Amy, il avait été abattu avant sept heures du matin. Personne n’avait vu son meurtrier.

C’était moi qu’ils voulaient tuer. Pas Tommy.

« Vous pouvez revenir parler à la police ?

— Bien sûr. D’ici là, appelez le congrès pour leur dire que je suis contraint d’annuler. Le numéro est dans la documentation sur mon bureau. J’arrive tout de suite. »

Mensonge délibéré. Il n’avait pas l’intention d’approcher de son bureau, ni ce jour-là ni un autre.

Au lieu de cela, il fit deux heures de route pour gagner l’appartement du sud d’Amherst qu’habitait Nerissa pendant leur « séparation temporaire », comme elle se plaisait à appeler leur préparation de divorce. Il avait accepté de ne pas venir sans l’avertir, mais les circonstances l’emportaient sur cet accord de politesse. S’il ne comprenait pas grand-chose à ce qui arrivait à la Society, il n’avait aucun doute sur ce qu’il devait faire : raconter à Nerissa ce qui s’était passé, lui expliquer pourquoi elle ne le reverrait sans doute plus jamais et ce qu’elle-même devait faire à présent.