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— Et tu fondes ce diagnostic sur quoi, au juste ?

— Bon Dieu, Ethan, réfléchis un peu ! Il veut qu’on croie qu’il mène une guerre clandestine, qu’il a un noyau de soldats secrets, qu’il a découvert les faiblesses de l’hypercolonie…

— C’est peut-être vrai.

— Ça n’a pas l’air vrai. Ça n’a pas même l’air probable. Tu veux dire que tu le trouves complètement sain d’esprit ?

— Non. Mais je ne suis pas sûr qu’aucun de nous le soit. »

Il ne leur restait plus qu’à dormir. Ethan ouvrit les draps, se mit en sous-vêtements et s’allongea. Nerissa se pelotonna à côté de lui avant d’arranger les couvertures. Quelques minutes plus tard, elle ronflait doucement.

Ils s’étaient habitués à partager un lit durant le voyage. Les circonstances n’avaient rien de véritablement érotique. Mais cela leur rappelait un peu qu’ils n’avaient jamais divorcé officiellement. Bien que séparé dans les faits, sinon aux yeux de la loi, il se tenait allongé aux côtés de son épouse légitime et il n’aurait pas ressenti la même gêne auprès d’une inconnue. Il ne pouvait refouler tous les souvenirs que Nerissa ravivait. Elle avait changé, en sept ans. Mais elle avait toujours la même odeur et il se figura soudain qu’elle devait avoir aussi le même goût… sa bouche, sa peau… mieux valait ne pas y penser.

Il se tourna de l’autre côté, vers la fenêtre. Nerissa avait ouvert les rideaux avant de se coucher, comme à son habitude. Elle disait à l’époque qu’elle se sentait moins enfermée quand elle pouvait voir le ciel. C’était apparemment toujours le cas. Mais Ethan ne voyait que le noir et quelques vagues étoiles. Bien entendu, son vieil ennemi était lui aussi là-haut, observateur acharné et éthéré, toujours aussi énigmatique et paradoxalement fascinant. Ethan détestait-il l’hypercolonie autant que Beck affirmait la détester ? Oui, bien entendu. Elle l’avait privé de tout ce qui comptait pour lui. Elle était impitoyablement, inlassablement létale.

La différence, c’était qu’il savait qu’elle ne le détestait pas de son côté. Il croyait l’hypercolonie incapable de cette émotion comme de toute autre. Elle avait la létalité magnifiquement indifférente d’un champignon vénéneux ou d’un insecte venimeux.

Il la détestait, mais il la respectait. Peut-être même l’admirait-il.

Aiderait-il Beck à l’anéantir, si c’était possible ? Oui. Et s’ils y parvenaient, ce qui était peu probable, il s’en réjouirait. Mais contrairement à Beck, et à Nerissa, il regretterait aussi la disparition d’un extraordinaire être vivant.

Et peut-être cela faisait-il de lui un bien improbable soldat. Et peut-être Beck le savait-il depuis le début.

19

Sur la route

Ils partirent à deux véhicules, Eugene Dowd conduisant la camionnette blanche et Leo la Ford repeinte. Cassie et Thomas choisirent de monter avec Leo, Beth ne surprit personne en préférant voyager avec Dowd.

Cassie observa la manière de conduire de Leo. Il prit garde à ne pas perdre la camionnette de vue sur tout le trajet qui, au sortir de Salina, les fit traverser Great Bend, Dodge City et le nord-ouest du Texas pour aller s’enfoncer dans les terres arides, toujours sous un ciel terne de décembre. Quand Dowd s’arrêtait pour remplir le réservoir ou passer aux toilettes, Leo venait stationner derrière lui. Quand Dowd prenait un peu trop d’avance, Leo accélérait pour revenir à une distance confortable. Il restait aussi farouchement concentré qu’un animal en chasse.

Elle se demanda d’abord si c’était à cause de Beth… autrement dit, s’il était jaloux. Même si leur couple n’était plus aussi proche depuis Buffalo, Leo pouvait en vouloir à Dowd de faire des avances à sa copine. Dowd s’y était empressé avec une telle jubilation qu’on aurait dit que la divine providence lui livrait la jeune fille dans un paquet-cadeau.

Mais Leo se souciait plus probablement du matériel à l’arrière de la camionnette. Peut-être parce que celui-ci avait semblé si fragile et si incomplet, en tant qu’arme. Peut-être parce qu’ils ne disposaient véritablement d’aucune autre arme.

L’autoroute, large et bien entretenue, était l’un des fleurons fédéraux depuis sa construction sous l’administration Voorhis, plus d’un demi-siècle auparavant. Son ruban sombre traversait le désert, créant des oasis argentées aux endroits où l’air surchauffé reflétait le ciel.

À la nuit tombée, ils s’arrêtèrent sur un terrain de camping public dans l’Arizona. La soirée était fraîche, et même froide, une fois les étoiles apparues, mais ils allumèrent un feu dans le cercle de pierres prévu à cet effet et firent griller les hot dogs qu’ils avaient achetés dans une supérette près de Tucumcari. Dowd s’était procuré un pack de six bières qu’il partagea avec Beth. Il ne cessait de parler, mais jamais de choses sérieuses, et entonna au bout de quelques cannettes des chansons country en encourageant Beth à chanter les refrains avec lui. Il la prit ensuite par l’épaule pour la conduire vers la tente qu’il avait plantée. Beth lança à Leo un coup d’œil exultant, mais celui-ci refusa de croiser son regard.

Cassie aida Thomas à se coucher dans la voiture — un duvet sur la banquette arrière, les fenêtres entrouvertes pour laisser entrer un peu d’air —, puis alla s’asseoir à côté de Leo qui remuait les dernières braises. « Dowd est un gros con », lui dit-elle.

Il haussa les épaules. « Je suppose qu’il a son utilité. Mon père lui faisait confiance. Du moins, dans une certaine mesure. »

Dowd leur avait annoncé que, selon lui, le père de Leo était toujours vivant et qu’ils le retrouveraient quelque part au Mexique ou encore plus au sud. C’était ce que prévoyait le plan, en tout cas. Le plan conclu de gré à gré deux ans auparavant entre Werner Beck et lui, le plan qu’il suivait depuis l’arrivée de Leo.

Cassie s’efforça de ne pas entendre les bruits, légers mais caractéristiques, qui s’échappaient de la tente où Dowd et Beth faisaient l’amour. Elle espéra que Leo ne la voyait pas rougir. Pour faire la conversation, ou tout au moins détourner l’attention, elle se mit à parler de sa famille — celle du début, avant 2007 — et de la maison dans laquelle ils habitaient, raconta le peu dont elle se souvenait de ce monde ancien et fragile. Leo semblait disposé à l’écouter. Il avait même l’air intéressé. Et quand Cassie se tut, il remua les cendres du foyer en disant : « J’avais cinq ans quand ma mère est morte. Dans un accident de voiture. J’ai survécu, pas elle. Le problème, c’est que je ne me souviens même pas à quoi elle ressemblait. Bon, j’ai vu des photos. Je me souviens des photos. Mais de son visage qui me regarde, ce genre de trucs ? Pas même en rêve. »

Cassie hocha la tête et se rapprocha de lui.

Elle partagea sa tente, cette nuit-là… en tout bien tout honneur, mais elle avait conscience de son long corps qui se retournait près d’elle dans l’autre sac de couchage, elle sentait sa chaleur et son odeur sous la toile.

Elle pensa à la défection de Beth. Qu’elle soit passée à Dowd n’était pas vraiment surprenant : comme tous les gamins de la Society, elle se sentait extrêmement vulnérable. Peut-être cela expliquait-il pourquoi elle avait toujours été attirée par des types à l’air puissant ou protecteur. Comme Leo, sans doute, à l’époque où il fauchait des voitures et fréquentait des petits malfaiteurs. Mais Dowd, plus âgé, ayant vu davantage de pays, était plus convaincant comme personnage dangereux.

Peu après minuit, Cassie se glissa dehors pour satisfaire un besoin naturel à même le sable derrière une borne kilométrique. L’autoroute était vide et un grand silence régnait sur le désert. Un croissant de lune s’appuyait aux contreforts à l’ouest. Au Mexique, pensa-t-elle. Ou encore plus au sud. Un rendez-vous avec le père de Leo. Et ensuite ?