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Tout le monde avait bien compris.

Au poste-frontière de San Ysidro, un douanier pétri d’ennui passa dans l’allée du car Greyhound pour poser des questions décousues aux voyageurs tout en vérifiant leur identité. Cassie et Thomas étaient assis côte à côte : ils se faisaient passer pour un frère et une sœur allant rendre visite à leur oncle à Rosarito. L’homme jeta un vague coup d’œil à leurs papiers — ce n’était qu’une formalité depuis l’Accord sur les passeports communs — avant de passer à quelqu’un d’autre. Ni Cassie, ni Thomas, ni Leo, assis quelques rangs plus loin, ne semblèrent éveiller ses soupçons.

Le bus resta encore un peu à l’arrêt dans un nuage de gaz d’échappement de diesel, puis repartit en grommelant. Cassie écouta les passagers bavarder en espagnol tandis qu’il passait sous la barrière et traversait les eaux marron de la Tijuana. « Toi vas à Rosarito ? » lui demanda une femme quand le bus s’arrêta à la gare routière sur Avenida Revolución. « J’ai entendu toi dire. »

Cassie se leva pour descendre, la main de Thomas dans la sienne. « À Rosarito, oui.

— Très beau ! ¡ Feliz navidad ! »

Non, pas à Rosarito, pensa-t-elle. Ce n’est pas notre destination. On va à Antofagasta, au Chili. On va dans le désert d’Atacama. On va à la fin du monde.

20

Joplin, Missouri

« On arrivera peut-être à les intercepter à Sinaloa, dit Werner Beck. À défaut, on les retrouvera à Antofagasta. »

Il leur avait raconté le Chili, les installations construites a priori par l’hypercolonie dans le désert d’Atacama et les faisceaux de lumière intense. Lui-même n’avait rien vu de tout cela, mais il avait discuté avec un témoin oculaire et de nombreux indices corroboraient ce témoignage, fournis par les manifestes d’expédition, les fournisseurs de pièces industrielles et de terres rares, les lacunes inexplicables dans les itinéraires des avions de ligne qui joignaient le Chili à la Bolivie ou au Brésil. Beck avait étudié tout cela.

Les installations dans le désert, soutenait-il, constituaient le mécanisme reproducteur de l’hypercolonie. Si on frappait là, on frappait la bête au cœur. Du moins dans les couilles, pensa Nerissa.

Ethan sembla convaincu. Nerissa ne l’était pas, mais peu importait. Du moment que cela pouvait lui donner une chance de prendre enfin Thomas et Cassie dans ses bras et de les protéger des rêves militants de Beck.

Ethan alla prendre sa douche, les laissant seuls dans la cuisine. Nerissa posa à Beck une question qui la troublait : le sim Winston Bayliss avait parlé d’un parasite à l’œuvre dans l’hypercolonie, secouée selon lui par un conflit interne. Était-ce possible ? Et sinon, pourquoi des sims d’un autre groupe s’en étaient-ils pris à Bayliss dans la ferme d’Ethan ?

« C’est possible, répondit Beck. Certains signes le laissent penser.

— Lesquels ?

— Toutes les cultures tirées des carottes glaciaires d’Ethan sont identiques et compatibles. Mais nous avons développé des souches plus récentes et les deux échantillons se disputent parfois les ressources in vitro jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Mais j’hésite à en tirer la moindre conclusion.

— Pourtant, ce qu’a dit Bayliss…

— On ne peut se fier à rien de ce que raconte un sim, madame Iverson. Et tout l’art de la guerre est fondé sur la duperie.

— Vous citez Sun Tzu.

— Sans doute. Bien entendu, ce qui émane de l’hypercolonie n’est même pas un mensonge conscient. »

L’esprit fébrile de Nerissa lui fournit une autre citation, celle-ci tirée de Vie de Samuel Johnson de Boswell : Mais s’il pense vraiment qu’il n’y a aucune différence entre le vice et la vertu, ma foi, Monsieur, nous ferons bien de compter nos cuillers quand il sortira de chez nous. « Il y a donc peut-être bien en ce moment une espèce de conflit interne.

— Bien sûr, mais on n’a aucun moyen de le savoir. »

Ethan entra, habillé et sa valise à la main. « Prêt à partir. »

Ils attendirent que Beck brûle l’un après l’autre tous ses dossiers dans la cheminée du salon, y compris les épouvantables photographies de Wyndham. Il ne fallait rien laisser qui pourrait tomber entre les mains de l’ennemi.

Beck tint le volant pendant les deux cent quarante kilomètres qui les séparaient de l’aéroport international de Kansas City. Il gara la voiture sur un parking longue durée, où personne ne s’y intéresserait avant au moins trois semaines. Il acheta ensuite dans l’aérogare trois places à bord du prochain vol pour Mazatlán.

Peu après le coucher du soleil, un appareil étincelant à six hélices les hissa dans le ciel nocturne. Nerissa, qui n’arrivait pas à dormir, profita de sa place près du hublot pour regarder les villes des grandes plaines passer sous les ailes comme des cartes lumineuses d’un monde dans lequel elle ne pouvait plus habiter et que ses compagnons de voyage avaient juré de démolir. Elle surprit plusieurs fois Beck en train de l’examiner d’un air qu’elle n’arrivait pas tout à fait à déchiffrer… suspicion ? Curiosité ? On aurait dit qu’il se demandait quelle motivation secrète elle pourrait bien dissimuler.

Sauf que ses motivations n’avaient rien, absolument rien de secret. Que Beck fasse la guerre à une abstraction hostile, et qu’Ethan se joigne à lui s’il le voulait. Elle les suivrait de loin sur cette voie. Elle-même menait une guerre différente, pour une cause différente. Et peut-être que Beck comprenait cette vérité sur elle. Peut-être était-ce pour cela qu’il lui faisait si peur.

21

Mazatlán

Eugene Dowd supportait mal que les fêtes mexicaines l’empêchent depuis trois jours d’aller relever la boîte aux lettres morte.

Mazatlán était une jolie ville dont le concept de « douce nuit » échappait malheureusement aux habitants. La veille de Noël, les fêtes de rue avaient failli le rendre sourd : groupes de musique, feux d’artifice, foules bruyantes dans le Mercado, et après cela tout fermait pour Noël. Avant de repartir pour Antofagasta, Eugene devait aller dans une rue secondaire à proximité du Centro Histórico relever une certaine boîte numérotée à l’intérieur d’un magasin ordinaire de service de boîtes aux lettres. Mais le commerce n’avait pas ouvert une seule minute, n’offrant à la vue qu’une porte verrouillée et un panneau en carton avec les mots CERRADO POR NAVIDAD écrits au crayon vert dessus.

Aussi Eugene restait-il enfermé dans un hôtel touristique de trois étages avec Beth, Leo Beck et ce qu’il continuait à considérer comme deux enfants, Cassie et Thomas (Cassie n’était guère plus jeune que Beth, mais avec son visage plat et sa silhouette quelconque, elle ne ressemblait pas pour lui à une adulte). Il partageait sa chambre avec Beth, qui l’aidait à tuer le temps, mais il commençait déjà à lui trouver moins de charme : elle lui collait tout le temps aux basques, s’effrayait pour un rien et était beaucoup moins intelligente qu’elle aimait le faire croire.

Le troisième jour, les commerces de Mazatlán rouvrirent enfin. Eugene quitta l’hôtel à dix heures du matin et, suivi par Leo Beck, se dirigea à pied vers le quartier historique. Il aurait préféré y aller seul, mais Leo, dont l’hostilité mal dissimulée à son égard était sans doute proportionnelle à la vitesse avec laquelle Beth l’avait plaqué, avait insisté pour l’accompagner. Et comme c’était le fils de Werner — mieux valait ne pas faire l’erreur de l’oublier —, Eugene avait accepté à contrecœur.