Peut-être, mais à quoi Beck était-il parvenu au juste ? Il parlait d’un réseau mondial de chercheurs et de proto-soldats, tous fin prêts à affronter l’hypercolonie et à détruire ses infrastructures dans le désert d’Atacama… voilà qui était merveilleux, peut-être même plausible, à la rigueur, mais les détails étaient d’une rareté suspecte. Beck avait cité comme exemple de chercheur Wyndham en Angleterre et comme exemple de soldat Eugene Dowd, le compagnon de voyage supposé de Leo, Thomas et Cassie. Sauf que cela ne constituait pas vraiment une armée. Et qu’une attaque même victorieuse du site d’Atacama infligerait des dégâts matériels à l’hypercolonie n’était que pure spéculation de sa part. Il pouvait exister d’autres installations similaires dans le monde. Beck affirmait que non, mais éludait toute demande d’explication.
Il avait donné généreusement de son argent au fil des ans, mais d’après Ethan il en avait plus ou moins hérité : tout ce que Beck avait fait lui-même, c’était créer un réseau de sociétés-écrans et de comptes fictifs lui permettant de gérer ses revenus sans laisser de piste électronique trop visible. Elle se demandait d’ailleurs dans quelle mesure ce flux financier était vraiment fiable. La planque de Beck était un peu miteuse et lui-même s’habillait en général d’un pantalon en denim et d’une veste en tweed.
Rien de tout cela n’était signe de folie, mais comment interpréter son style de conversation (affecté et condescendant), sa monomanie, l’attention obsessionnelle qu’il portait aux menus détails de la confidentialité et de la sécurité ? Toutes les familles des victimes de 2007 partageaient plus ou moins ces traits de caractère, mais au moins avaient-elles essayé de se construire une existence hors des frontières de cette nécessaire paranoïa. Beck se trouvait complètement à l’intérieur de celles-ci. Même Ethan, malgré son isolement presque aussi total dans sa ferme du Vermont, était parvenu à conserver sa santé mentale… peut-être parce qu’il était assez objectif pour douter de celle-ci. Beck ne se permettait jamais ce genre de doutes indignes d’un homme.
Là se trouvait le nœud du problème. Beck était imperméable au doute. Il croyait à son armée de disciples, à son ennemi implacable, à sa stratégie imbattable, et contester l’un ou l’autre de ces éléments était non seulement stupide mais, à ses yeux, une trahison trop odieuse pour être pardonnable.
Ethan, qui sommeillait près du hublot, avait demandé à Nerissa de ne pas le réveiller. L’hôtesse servit le repas tandis que l’appareil longeait la côte pacifique du Panama, mais comme c’était un repas typique de compagnie aérienne, Ethan ne manquait pas grand-chose. La manière dont Beck mangeait intrigua Nerissa : il ôtait le papier aluminium qui recouvrait son plateau, le pliait en trois et recommençait l’opération avec l’emballage des couverts. Toutes les quatre bouchées, il portait à ses lèvres sa tasse de café noir pas plus grosse qu’un dé à coudre. Elle se mit à compter. Quatre bouchées. Une gorgée. Quatre bouchées. Une gorgée. C’était métronomique.
« Qu’est-ce que vous regardez, madame Iverson ? »
Elle sursauta comme une écolière prise en faute. « Rien… désolée. »
Il jeta un coup d’œil au plateau de Nerissa, transformé en amoncellement d’emballages déchirés et de nourriture non terminée. « L’hôtesse devrait bientôt passer nous débarrasser. »
Elle se força à sourire en espérant mettre ainsi un terme à la conversation. Le regard de Beck remonta jusqu’à son visage, mais son expression dégoûtée ne changea qu’à peine. « Puisque nous avons un moment, puis-je vous dire quelque chose ?
— Bien sûr.
— Je veux vous en parler sans tourner autour du pot. Sans prendre de gants. Parce que de toute évidence, vous n’êtes pas convaincue par ce que je veux faire au Chili.
— Je ne dirais pas…
— Vous-même voulez seulement récupérer votre nièce et votre neveu. Ce qui ne me pose aucun problème. Vous n’êtes pas un soldat, Cassie et Thomas non plus. Et s’ils sont avec Leo, ils ne font que le gêner. Vous ne pourrez sans doute pas être plus utile qu’en les ramenant aux États-Unis. »
Réveille-toi, Ethan ! pensa-t-elle. Mais il ne bougea pas. L’avion rencontra une turbulence et elle tendit la main vers sa tasse de café pour l’empêcher de tomber.
« Mais vous vous trompez sur ce que nous faisons dans l’Atacama. D’autres ont exprimé des réserves du même ordre. Même s’ils reviennent moins souvent depuis 2007, j’ai entendu un nombre incalculable de fois des arguments en faveur du compromis… l’idée selon laquelle l’hypercolonie nous a donné quelque chose de précieux en échange de son dérisoire détournement de ressources. Selon laquelle s’en mêler menacerait les deux camps et même la paix mondiale. Je dois dire que c’est une attitude indigne.
— J’ai vu ma sœur et mon beau-frère assassinés. Je ne suis pas très disposée à pardonner ça. » Où était passée l’hôtesse ? L’avion tout entier semblait à présent enveloppé dans une espèce de coma d’après-midi au soleil.
« Je sais. Mais vous vous êtes demandé, n’est-ce pas, ce que nous risquions de perdre si j’arrivais à mes fins ? »
Elle s’était évidemment posé la question. Si l’hypercolonie avait bel et bien modelé le monde comme un potier l’argile humide sur son tour, si elle avait bel et bien réussi à produire de la prospérité avec de la pauvreté et à transformer en refrain entraînant la dissonance des voix humaines du monde… Alors oui : « Je m’interroge sur les conséquences, forcément.
— De la manière dont je vois les choses, l’humanité sera forcée de prendre son avenir en main.
— Pour le meilleur ou pour le pire.
— Tous ceux d’entre nous qui ont survécu à 2007 portent un lourd fardeau. Les gens autour de nous peuvent continuer à vivre normalement alors que nous avons cette connaissance épouvantable sur le dos. On essaye donc de faire face. On fait ce qu’on a à faire. Vous avez choisi de rester à l’écart, de vous occuper des enfants pendant que d’autres combattaient. Libre à vous, c’est un bon choix, un choix utile. Mais en tant que civile, les conséquences de ce que nous faisons ne vous regardent pas. Il faut que vous laissiez la guerre aux soldats. »
À l’aéroport de Pudahuel, ils attendirent leur correspondance en sirotant un verre : eau minérale pour Beck, bière pour Ethan, rhum-coca pour Nerissa. Cette dernière passa l’heure à suivre un journal télévisé en anglais sur le poste installé derrière le bar de la salle d’attente.
Le contrôle de l’hypercolonie s’effritait-il déjà, comme l’avait laissé entendre Winston Bayliss ? D’autres troupes et hélicoptères de combat russes comme japonais avaient été envoyés à Magadan, sur la mer d’Okhotsk. Elle vit des bâtiments de brique s’écrouler sous l’action des mortiers. De telles éruptions sporadiques étaient en général étouffées dans l’œuf, mais peut-être en irait-il autrement avec celle-ci. Les tentatives d’intimidation diplomatiques s’intensifiaient encore et la Société des Nations semblait incapable d’intervenir. Des murs effondrés, des corps brisés : était-ce à cela que ressemblerait le monde dans cinq, dix ou cinquante ans ?
Elle glissa un nouveau coup d’œil sur Beck. Il faut bien reconnaître, songea-t-elle, qu’il se montre habile et persuasif quand il vend son projet. Si nuisible et malhonnête que pouvait être sa vision du monde, il avait réussi à y convertir nombre de personnes intelligentes, y compris Ethan, semblait-il.