Elle ne savait pas trop si elle avait l’intention de le réveiller. Elle l’entendit se retourner dans le lit.
« N’y va pas. Si tu ne vois pas que ce truc est complètement dingue, c’est uniquement parce qu’on baigne dans des trucs dingues depuis des années. Beck délire. Il n’y a pas d’armée. Il ne sait pas ce qu’il y a là-bas dans le désert, ni d’où ça vient, ni ce que ça veut, ni de quelle manière ça peut te faire du mal. N’y va pas. »
Les lumières d’Antofagasta qui entraient par la fenêtre suffisaient pour voir sa tête sur l’oreiller, les yeux fermés. Elle supposa qu’il dormait, mais fut surprise de l’entendre dire : « Reviens te coucher.
— Ethan ? »
Il ne bougea pas. Il n’était peut-être pas tout à fait réveillé. « Je n’ai pas le choix, Riss. » Il avait la voix pâteuse, ses mots ressemblaient à un soupir prolongé. « Il faut que je le fasse. On ne peut rien faire d’autre. Reviens te coucher. »
Les oreilles dressées, le chat disparut dans la ruelle à la poursuite de quelque chose d’invisible. Aucun autre mouvement. L’atmosphère elle-même semblait stérile et vide. Alors je rentrerai par mes propres moyens, pensa-t-elle.
23
Traversée de l’équateur
Ils prirent l’autoroute dans deux véhicules : la camionnette blanche d’Eugene Dowd, dans laquelle Beth lui tenait compagnie, et une Ford Concourse bleu ciel qu’il avait promis à l’agence de location de restituer à la succursale de Valparaiso. Cassie et Leo se relayèrent au volant de celle-ci, en vérifiant à l’occasion dans le rétroviseur que personne ne les suivait.
La Transaméricaine était un modèle de réussite du Marché commun panaméricain. Elle traversait certains des paysages les plus accidentés et les plus beaux de l’hémisphère, merveille de technologie multinationale qui rivalisait avec le tunnel sous la Manche, le pont Danyang-Kunshan ou les tours de désalinisation jordaniennes. Dans d’autres circonstances, peut-être Cassie aurait-elle pris du plaisir à ce voyage. En l’occurrence, ses relations avec Leo Beck le rendaient au moins supportable.
S’était-elle adaptée à Leo ou lui à elle ? Elle avait toutefois l’impression qu’il n’y avait pas de compromis dans ce qui se développait entre eux, mais une simple succession de découvertes surprenantes. Cassie avait déjà fréquenté des garçons, à titre expérimental, préférait-elle se dire. Bon, deux garçons. Il y avait eu Rudy Sawicki, un camarade de lycée, un surdoué en mathématiques avec des problèmes de peau qui se montrait néanmoins gentil et doucement lubrique durant leurs tête-à-tête. Mais comme il n’était pas de la Society, leur relation avait succombé sous le poids de vérités impossibles à dire. Il y avait aussi eu Emmanuel Fisher, que tout le monde appelait Manny : lui était de la Society et ils s’étaient vus tous les week-ends pendant un an. Mais plus leur intimité grandissait, plus il se sentait autorisé à prendre des décisions à sa place ou à ne pas respecter celles qu’elle avait prises. Un jour, après une dispute idiote sur les devoirs d’école, il avait traité Cassie de salope et jeté si violemment son exemplaire des Hauts de Hurlevent contre le mur que le dos du livre s’était cassé, ce qui avait valu à Cassie des remontrances quand elle l’avait rendu à la documentaliste du lycée. D’un commun accord, ils n’étaient plus sortis ensemble ensuite.
De loin, Leo Beck avait paru ressembler à n’importe quel garçon nerveux et gros fumeur de la Society. Beth ne devait pas l’avoir imaginé autrement. (Cassie avait envie de se demander ce que Leo avait vu en Beth, mais cela aurait été mesquin.) Elle avait donc été surprise de découvrir que Leo lisait beaucoup, tout comme de voir avec quelle facilité il communiquait avec Thomas. Au lit, au cours des rares mais précieuses occasions que le voyage leur donna de s’y trouver ensemble, Leo s’était montré doux quand elle le voulait doux et d’une ardeur passionnée exactement au bon moment… et d’agréable compagnie ensuite. Auprès de lui, Cassie dormait à poings fermés, même dans une pièce sombre d’un pays inconnu. Quand elle fermait les yeux, il l’embrassait sur l’oreille ou le front en murmurant : « Bonne nuit. » Des mots simples et rassurants. Elle les adorait. À toi aussi, pensait-elle. Bonne nuit, Leo.
La Transaméricaine traversa la péninsule de Darién côté Pacifique. Cassie vit souvent la route sinuer devant eux, ruban d’acier surélevé quand il fallait franchir marais, gorges ou escarpements rocheux, mais sur le plan technique, les tunnels paraissaient encore plus impressionnants, qui tranchaient net comme une balle de pistolet dans d’énormes falaises. Midi approchait quand Dowd signala son intention de s’arrêter sur la prochaine aire, qui se trouva être un large espace au bord de la route avec une cafétéria, quatre pompes GASOLINA SIN PLOMO, une boutique de souvenirs et une vue qui égalait tout ce que Cassie avait pu voir dans les vieux National Geographic de tante Riss.
Leo et elle avaient passé l’essentiel de la matinée à discuter du livre de l’oncle Ethan, Le Pêcheur et l’Araignée. Leo était persuadé que c’était le visage d’Ethan Iverson qu’il avait reconnu à Mazatlán et Cassie avait très envie de le croire. Si l’oncle Ethan était à Mazatlán, s’il était allé à la boîte aux lettres morte dans laquelle Eugene Dowd devait récupérer d’éventuelles instructions ou explications complémentaires, cela signifiait qu’il avait survécu à la dernière attaque dont avait été victime la Society, peut-être même qu’il essayait de retrouver Cassie et Thomas. Ce qui pouvait aussi vouloir dire qu’il y avait d’autres survivants, parmi lesquels pourrait même figurer tante Riss. Aussi Thomas et elle faisaient-ils bien d’accompagner Dowd à Antofagasta : le père de Leo y serait vraiment, à défaut quelqu’un de la Society, peut-être son oncle.
Leo voulut en savoir davantage sur l’oncle Ethan, mais Cassie ne put lui dire grand-chose. Elle le connaissait surtout par ses livres. Leo avait apprécié Le Pêcheur et l’Araignée, qu’il trouvait « vachement intéressant ». Il avait beaucoup réfléchi aux questions soulevées par l’ouvrage. « J’ai étudié d’assez près le côté technique en me servant de toutes les monographies que m’envoyait mon père, dit-il. Bon, j’ai toujours su que l’hypercolonie était vivante. Mais avant de lire le bouquin de ton oncle, je ne m’étais jamais demandé à quoi ça ressemblait d’être l’hypercolonie.
— Je suis à peu près sûre que ça ne ressemble à rien, répondit Cassie. C’est comme demander à quoi ça ressemble d’être un interrupteur. Ou si un virus est heureux d’envahir une cellule.
— L’évolution remplissant une page blanche. Comme dit ton oncle. Tu crois qu’il a raison, là-dessus ? »
Elle n’était pas scientifique, mais les monographies entreposées par tante Riss dans son placard lui avaient appris deux ou trois choses. « Les signaux générés par les cellules de l’hypercolonie sont plutôt rudimentaires, à ce qu’il paraît.
— On peut en dire autant d’une cellule du cerveau. Mais si on en relie un nombre suffisant, on obtient un être humain capable de penser et de ressentir.
— Ouais, mais c’est un genre différent de ce qu’ils appellent connectivité. Les mathématiciens pensent que mon oncle a raison, que l’hypercolonie fonctionne dans ce qui s’appelle un mode de ruche.
— Mais ils pourraient se tromper. »