En science, une vérité n’était que temporaire et toute théorie était sujette à correction, donc oui, bien entendu, ils pourraient se tromper. Mais Cassie n’avait rien vu de probant dans ce sens.
« Un organisme comme l’hypercolonie, reprit Leo, quand tu penses à la manière dont il est censé s’étaler dans l’espace et manipuler les civilisations, quand tu imagines comme il doit être foutrement vieux… tu n’as pas envie de pouvoir lui parler, des fois ? De lui poser une question ?
— C’est impossible. Même si on pouvait lui parler, on n’apprendrait rien. Il ne te dirait que ce qu’il voudrait que tu entendes. Ou non, même pas, il produirait des mots qui, dans un certain modèle de résultats possibles, en donnerait un qui augmente ses chances de se reproduire.
— Moi aussi, je fais ça, dit Leo avec un petit sourire. De temps en temps.
— Gros malin. De toute manière, on ne va pas lui parler, on va le tuer.
— Je sais. Ce n’est pas comme si j’avais de la compassion pour cette saloperie. Va savoir combien de personnes elle a assassinées. » Il lui jeta un rapide coup d’œil. « Autre chose. On n’a pas seulement besoin de le tuer, on a besoin de savoir comment tuer n’importe quelle chose dans son genre. Parce que le ciel est une espèce de forêt et que personne n’a jamais entendu parler d’une forêt ne contenant qu’un seul arbre, il me semble. Ou qu’une seule fourmilière. Ou qu’un seul loup. »
Eugene Dowd ouvrit le capot de la camionnette et tira la jauge à huile, qu’il examina avec soin. Il s’essuya les mains sur un chiffon sale et alla acheter un bidon d’huile au pompiste. Cassie suivit Beth dans la boutique de souvenirs qui jouxtait le restaurant.
Beth farfouilla dans un tas de chapeaux-souvenirs, en grande partie composé de casquettes de base-ball marquées TAPÓN DEL DARIÉN OU J’AI TRAVERSÉ LE BOUCHON DE DARIÉN. Cassie comprit pourquoi quand Beth en essaya une : elle avait un bleu sur le front, juste sous les cheveux.
« C’est Eugene qui t’a fait ça ? »
Ils s’étaient tous rendu compte que Dowd se montrait de plus en plus maussade et méprisant avec elle. Cassie était à peu près sûre qu’elle se dépêcherait de nier et l’enverrait ensuite cordialement se faire foutre. Beth eut une moue aigre et Cassie se prépara à des paroles hostiles. Mais la moue se transforma en soupir. « Autant le reconnaître. Ouais, c’est lui.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je ne sais pas. Mes règles sont arrivées. J’imagine qu’il ne trouve pas ça pratique. » Beth reposa la casquette. « Tu veux sortir une minute ? Pendant qu’il tripote le moteur ? »
Elles allèrent jusqu’au mur de pierres qui empêchait les touristes de tomber dans un précipice au-dessus du Pacifique. En bas, dans les embruns des vagues, les mouettes cherchaient des coquillages parmi les gros rochers bordés de sel.
Beth s’appuya au mur. « Les gens disent que j’aime les coléreux. Pour ce qui est des mecs, je veux dire. Et je n’ai jamais su comment prendre ça. Ça me donne l’air, je sais pas, d’une salope ou d’une idiote. Mais ce n’est pas les coléreux que j’aime, plutôt les mecs qui savent qui ils sont et ce qu’ils veulent. Qui croient à ce qu’ils croient, point. Parce que c’est rassurant. Parce que si on prend un peu de recul, tout ce truc de la Society a l’air plutôt dingue. Et vachement effrayant. Quant à aller dans le désert tuer ce machin avec une espèce de matériel radio… c’est complètement dément. Tu comprends ce que je veux dire ?
— J’imagine.
— Tu vois, tu es différente. Tu es à l’extérieur de ce qui se passe, tu le regardes se passer et ça ne te pose pas de problème…
— Peut-être un peu quand même.
— Leo avait les couilles d’aller dans les quartiers sud piquer des bagnoles avec ses copains. Rempli des idées de son père sur l’hypercolonie et sur le moyen de la tuer. J’ai voulu me baigner dans tout ce courage, bordel. Mais il faut croire qu’il te trouve plus intéressante que moi. Ce bon vieux raton laveur de Cassie Iverson. Parce que tu as ta manière à toi d’être courageuse, hein ? Sous ton apparence ringarde. Qui se ressemble s’assemble, disait ma mère.
— Eugene t’attirait ?
— La quintessence de la confiance stupide en soi ! Il a tué quelques sims et il veut en tuer encore. Mais tu sais ce que j’ai appris, ces derniers temps, sur tous ces garçons et ces hommes si courageux ? Ils sont moins sûrs d’eux qu’ils veulent te faire croire. »
Cassie hocha la tête. « Bon, en un sens, tu as raison : tout ce truc de la Society est dingue, oui. Mais il se trouve qu’il est vrai.
— Les “Martiens”, mon père les appelait. Il trouvait que “simulacres” faisait prétentieux. Bien sûr, il savait qu’ils ne venaient pas de Mars. J’imagine, du moins. Franchement, je crois qu’il s’en fichait comme de sa première chemise. C’est ma mère qui appartenait à la Society… mon père était juste le type qu’elle avait épousé. Elle ne lui en parlait pas trop et lui n’a jamais pris tout ça au sérieux avant qu’elle se fasse buter. Ensuite, il avait beau détester la Society, il avait besoin de son aide financière. Avant 2007, il gagnait un peu d’argent comme agent immobilier indépendant, mais c’est ma mère qui payait les factures. Elle était chercheuse en chimie. »
Alice Vance. Tante Riss en avait parlé. Elle travaillait pour une compagnie pharmaceutique, mais aussi un peu, clandestinement, pour la Society.
« Putains de sim, avant, j’aurais voulu que… » Beth toucha la contusion sur son front, la massa du bout des doigts. « C’est horrible à dire, mais avant, j’aurais voulu que les sims le prennent lui, à la place de ma mère. Lui : mon père, je veux dire. Mais à la place, hein ? Pas en plus… Ça, je ne l’ai jamais voulu.
— Ça arrive à tout le monde, de souhaiter des horreurs.
— N’essaye pas de me réconforter, Cassie. Je ne suis pas sûre de pouvoir le supporter.
— Tu n’es pas obligée de voyager avec Eugene, aujourd’hui. Je peux persuader Leo d’échanger.
— Pas la peine, merci. Je connais la musique : je ne le provoquerai pas. Bref, ne parle pas de tout ça à Leo. J’aurais jamais dû ouvrir ma putain de grande gueule. D’accord ?
— OK.
— On devrait y retourner. »
Cassie regarda par-dessus son épaule : Eugene leur faisait signe de revenir, impatient. Beth surprit à nouveau Cassie en lui prenant et lui serrant la main. « Je crois que le vrai soldat, c’est Leo.
— Possible.
— Tu ne trouves pas étrange qu’on puisse vouloir quelqu’un au point de le faire fuir ? Les gens sont vachement paumés. Tu crois que l’hypercolonie sait ça, sur nous ? »
Cassie haussa les épaules.
D’un coup de pied, Beth envoya un caillou en direction du parking. « Question idiote. Bien sûr qu’elle le sait. »
En Équateur, près de Quito, une colonne en pierre au bord de l’autoroute marquait la position approximative de l’équateur. Dowd ne s’arrêta pas et Cassie ne lui en tint pas rigueur : ce n’était qu’une ligne imaginaire. Mais une traversée malgré tout, un rappel de la distance qui la séparait désormais de tout ce qui était connu et prévisible. Ce soir-là, dans une nouvelle chambre de motel (mais pas tout à fait « anonyme », car chacune lui semblait présenter une différence mémorable : celle-ci se distinguait par son ancienne carte de la province de Pichincha encadrée au mur et par ses rideaux de mousseline d’un vert brillant), alors que Leo dormait près d’elle, elle se demanda s’ils n’avaient pas franchi une autre ligne imaginaire, plus importante.