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Dowd avait tenu à avoir une chambre pour lui tout seul. Beth avait eu l’étonnante générosité de proposer de partager la sienne avec Thomas, ce qui permit à Cassie et Leo de s’aimer avec beaucoup d’ardeur et, pour la première fois, sans inhibition… cela fut en même temps d’une grande douceur. Comme une porte qu’on ouvrait sur une forêt, riche de pluie et de verdure toujours plus haute. Et à présent que Leo dormait à ses côtés, Cassie se posait une question : était-elle tombée amoureuse ?

Parce qu’elle en avait l’impression. Son corps avait explosé quelques petites minutes auparavant en un orgasme si intense qu’il avait sans doute atteint une certaine magnitude sur l’échelle de Richter, aussi n’était-elle peut-être pas véritablement objective. Se pouvait-il qu’elle arrive à partager davantage qu’un épouvantable voyage en voiture et quelques horribles souvenirs avec l’homme qui respirait doucement contre elle… tandis que la lune se reflétait dans une goutte de sueur, venant peut-être de Cassie, perdue dans le duvet clair sur sa poitrine ?

Eh bien, peut-être.

À supposer que Leo ressente la même chose.

À supposer qu’il ne se fasse pas tuer dans la bataille que Werner Beck cherchait le moyen de livrer contre l’hypercolonie dans le désert d’Atacama.

Elle retourna son oreiller pour poser sa tête sur le côté frais. Leo remua le temps de lui enlacer la taille. « Bonne nuit. »

À toi aussi, pensa-t-elle.

Ils descendirent ensuite dans les terres sèches, plus de trois mille kilomètres d’autoroute sans s’éloigner de la côte. Il fallut d’autres nuits dans des motels ou des albergues exiguës, d’autres journées de conduite monotone pour atteindre la frontière entre le Pérou et le Chili.

Le matin de leur dernier jour de voyage — ils approchaient déjà des limites nord du grand désert d’Atacama —, Eugene Dowd sortit un plan d’Antofagasta qu’il avait récupéré dans une station-service et l’étala sur la table du petit déjeuner, qu’une camarera mal réveillée venait de débarrasser de leurs assiettes et tasses vides. Il entoura trois intersections proches l’une de l’autre dans le centre-ville. Puis écrivit trois adresses sur une serviette qu’il tendit à Leo. « La première, c’est là où on retrouve ton père. Les deux autres, là où on se replie si la première est compromise ou qu’on n’y trouve personne. Garde ça au cas où il m’arrive un truc. Quelques règles : on ne va pas juste aller se garer en faisant coucou. On passe devant en voiture pour reconnaître les lieux et si on ne voit rien de suspect, on se gare et un de nous approche seul du bâtiment. Vous avez tous compris ? »

Thomas surprit sa sœur en prenant la parole : « Et si, en allant à tous ces endroits, on n’y trouve jamais personne ? »

Dowd lui sourit méchamment. « Eh bien, dans ce cas, j’imagine qu’on est baisés jusqu’au trognon. »

Ils arrivèrent en ville par le nord, où les raffineries traitaient le minerai livré par rail de l’Atacama, leurs cheminées hautes comme des gratte-ciel libérant des gaz chimiques qui s’introduisirent dans l’automobile et mirent les larmes aux yeux de Cassie. Elle supposa que ces usines étaient des « moteurs de prospérité », comme son professeur d’instruction civique au lycée avait appelé un jour celles de South Buffalo et Lackawanna. D’horribles moteurs qui sentaient mauvais. Elle se demanda si tout Antofagasta était à cette aune.

Il se trouvait que non : ils traversèrent ensuite un quartier limitrophe de logements sociaux peints de couleurs vives et se retrouvèrent sur de larges avenues avec des tours de bureaux en verre, puis dans des rues résidentielles plus étroites, où petites pelouses et jardins aux couleurs tapageuses avaient bénéficié d’un arrosage généreux. Ils virent à l’ouest les grues du port pivoter en tandem, ballet de géants aux membres raides.

Leo, Thomas et elle avaient discuté à intervalles irréguliers toute la matinée et tous trois se turent en approchant du premier point de rendez-vous. Leo suivait toujours la camionnette blanche de Dowd. Cassie se retint d’écraser le nez contre la vitre quand ils passèrent devant l’adresse en question. Elle ne vit rien qui sortait de l’ordinaire — ce qui valait mieux, non ? —, rien qu’un vieil immeuble aux murs en stuc et aux balcons en fer forgé qui jouxtait un parking couvert en béton. Malgré tout, son cœur battit plus fort.

Leo roula derrière Dowd jusqu’à un centre commercial, trois rues plus loin, où ils se garèrent. Ils revinrent à pied par le même itinéraire, jusqu’à ce que Dowd les fasse s’arrêter. « Je vais frapper. Vous, vous observez. » Il parlait comme s’il avait un clou enfoncé dans la gorge.

Cassie attendit avec Beth, Leo et Thomas sur le trottoir d’en face, près d’une épicerie à l’entrée d’une ruelle. Dowd leur avait dit de « se comporter de manière naturelle et de ne pas attirer l’attention », mais Cassie ne put s’empêcher de regarder fixement la porte vers laquelle il se dirigeait. Il frappa rapidement et attendit une réaction, la main droite sur la hanche au cas où il aurait besoin de son pistolet.

La porte s’ouvrit et Cassie vit un visage sortir de l’ombre… un homme d’un certain âge, qu’elle ne connaissait pas, mais qui ne pouvait être que Werner Beck, puisque Dowd redressa les épaules et fit bel et bien un salut militaire.

« Mon père », souffla Leo.

Un second visage apparut derrière lui et ce fut au tour de Cassie d’avoir le souffle coupé. Tante Riss !

Sans réfléchir, elle se précipita de l’autre côté de la rue. Il n’y avait pas beaucoup de circulation, mais une automobile dut faire une embardée, klaxon hurlant, pour l’éviter. Alors qu’elle courait vers la porte, Cassie ne put s’empêcher de se rappeler ce qu’elle avait vu de la fenêtre de la cuisine cette nuit-là à Buffalo, quand le sim s’était fait écraser sur Liberty Street : quelle étrange ironie, si elle mourait de la même manière… mais cette désagréable pensée lui passa tandis qu’elle achevait sa course en bondissant littéralement dans les bras de sa tante.

Elle n’eut qu’à peine conscience de l’arrivée des trois autres derrière elle, de Thomas qui se joignait à leur étreinte, des sanglots qu’elle n’arrivait pas à retenir. Il lui fallut plusieurs minutes pour parvenir à se dégager et à s’essuyer les yeux sur sa manche.

Elle s’aperçut que Werner Beck la regardait d’un air dur. « Ce n’est pas très malin, de traverser une rue en courant comme ça. »

Elle l’ignora. « L’oncle Ethan est là ? demanda-t-elle.

— Plus maintenant, répondit tante Riss. Il a dû partir. »

TROISIÈME PARTIE

Les derniers jours du paradis

Qu’est-ce au juste que l’intelligence ? La question peut paraître simple. Nous savons, ou croyons savoir, à quoi ressemble notre propre forme d’intelligence. Après tout, nous nous en servons tous les jours.

Mais il en existe d’autres. Celle de la ruche, par exemple… le comportement complexe qu’on observe quand des organismes dépourvus d’intelligence individuelle réagissent à leur environnement selon quelques règles comportementales simples. Ou celle inhérente à l’ensemble de l’écosystème. Au fil du temps, l’évolution a créé des entités aussi diverses que des crinoïdes, des champignons, des phoques communs et des singes hurleurs, le tout sans but prédéterminé et sans penser un seul instant à ce qu’elle faisait. On pourrait même en déduire que cette forme d’intelligence sans pensée est plus puissante et plus patiente que la nôtre.

Quelles sont les limites de l’intelligence sans esprit ? Ou alors, question encore plus troublante, une intelligence sans esprit pourrait-elle réussir à imiter celle d’un esprit ? Une entité (un organisme, une ruche, un écosystème) pourrait-elle apprendre à parler une langue humaine, peut-être même nous faire croire qu’elle est comme nous et nous amener à la laisser nous exploiter pour ses propres besoins ?