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Une telle entité n’aurait pas vraiment conscience de sa propre existence. Elle n’aurait pas cette vie intérieure dont nous avons discuté dans un chapitre précédent. Mais avec un échantillon suffisamment large de comportement humain à imiter, il est presque certain qu’elle arriverait à nous dissimuler ces carences-là.

Pourquoi une entité de ce genre voudrait-elle nous abuser ? Peut-être ne le voudrait-elle pas. Mais le mimétisme est une stratégie classique pour prendre l’avantage sur les espèces concurrentes. On peut espérer que la question reste à jamais hypothétique. La possibilité existe malgré tout bel et bien.

Ethan IVERSON,
Le Pêcheur et l’Araignée

24

Antofagasta, Chili

Plus tard — quand chacun des deux groupes eut raconté ce qui lui était arrivé, que des suppositions erronées eurent été corrigées et de pénibles vérités partagées —, Nerissa demanda à Cassie de l’aider à coucher Thomas.

« Je peux y aller tout seul », protesta l’intéressé, mais pour la forme : en son for intérieur, il sembla soulagé quand Nerissa l’emmena à l’étage. Elle le fit entrer dans la chambre qu’elle avait partagée avec Ethan, sépara les lits à une place, un pour Thomas, l’autre pour Cassie. En ce qui la concernait, elle comptait étaler une couverture sur la moquette pour dormir près de la porte, à la manière d’un chien de garde.

Cassie n’émit aucune objection, mais parut un peu contrariée d’être reléguée dans la même pièce que son petit frère. L’ayant vue échanger des regards avec le fils de Beck, Leo, Nerissa avait une petite idée de ce qui s’était passé entre eux depuis leur départ de Buffalo. Elle trouvait cela fâcheux mais guère surprenant et s’abstint de juger. Laisser Cassie et Leo dormir dans la même chambre n’était toutefois pas vraiment pratique, sans compter que Werner Beck aurait mis son veto.

Nerissa se souvenait de Leo comme d’un adolescent belliqueux avec un penchant regrettable pour la délinquance, mais peut-être avait-il changé. Ou peut-être son agressivité avait-elle été une réaction compréhensible à son statut de fils de Werner Beck. Comme le laissait penser la gêne entre ces deux-là. En tout cas, elle aurait cru Leo plutôt attiré par des filles comme Beth Vance. Qui semblait toutefois le trouver moins séduisant qu’Eugene Dowd, le mécanicien quasi analphabète enrôlé par Beck dans ses « guerriers ».

Au moins contrairement au reste de la prétendue armée de Beck, Dowd s’était présenté pour participer aux combats.

À peine Thomas eut-il la tête sur l’oreiller que ses yeux se fermèrent et que sa respiration se fit plus profonde. Nerissa le borda. Devant la fenêtre à la balustrade de fer forgé, Cassie regardait la ruelle poussiéreuse et le camion des éboueurs qui y gémissait dans la chaleur. « Il faut qu’on vous rapatrie aux States, maintenant, Thomas et toi. »

Cassie ferma les rideaux. « Vraiment ? C’est vraiment sans danger ? Après ce qui est arrivé avec l’homme qu’on a tué…

— L’homme que Leo a tué », l’interrompit sa tante. Cette partie-là de leur récit l’avait fait grincer des dents, mais elle l’avait traitée malgré tout. « Il n’y aura aucun problème juridique. Si tout s’est passé comme tu le dis, rien de concret ne peut vous relier à ce crime, Thomas et toi.

— Sauf le type qui nous a vus… celui que Beth a blessé.

— La police aura au mieux une vague description. Et même si, d’une manière ou d’une autre, elle s’en prenait vraiment à vous, ce ne serait pas difficile de mettre au point un alibi. Mais vous n’en aurez pas besoin.

— Si les sims nous retrouvent, la police sera le cadet de nos soucis. »

Elle avait malheureusement raison. « Mais ce n’est pas à vous qu’ils en veulent. Vous courez beaucoup plus de risques ici qu’à Buffalo.

— Non. » Cassie secoua la tête. « Tu te trompes. C’était pour moi qu’ils venaient. Le sim qui s’est fait écraser sur Liberty Street, c’était moi qu’il cherchait.

— Tu n’en sais rien. Peut-être qu’il venait pour moi, peut-être que c’était une ruse, une feinte, ou même un moyen d’atteindre Beck en passant par toi et par Leo.

— Je l’ai vu me regarder de la rue. Il savait que j’étais là. »

Elle ne semblait pas vouloir envisager une autre possibilité et la discussion la perturbait de plus en plus. « D’accord, Cassie, mais de toute manière on ne peut rien faire, à part prendre soin de notre mieux les uns des autres. Toi, moi, Thomas…

— Et l’oncle Ethan ?

— Peut-être. Il est dans…

— Je sais. Dans le désert, il cherche un endroit où le père de Leo et ses soldats pourront se retrouver. » (Tous ses soldats imaginaires, pensa Nerissa.) « On va attendre qu’il revienne ?

— J’aimerais bien. Mais on n’a pas forcément le temps. Il faut qu’on prenne l’avion le plus vite possible.

— Pourquoi ?

— Pour ne pas continuer à mettre Thomas en danger, déjà. Ce n’est pas juste.

— Leo reste.

— Je ne suis pas responsable de Leo. Ce qu’il fait ne regarde que lui et son père. »

C’est Beck qui avait eu l’idée d’envoyer Ethan à San Pedro de Atacama.

D’après lui, le plan était simple : d’abord conduire une source radio mobile et un générateur de signal à portée effective des installations de l’Atacama, ensuite empêcher celles-ci de fonctionner en interférant avec leurs communications internes et externes, enfin les détruire pendant que ses occupants ne pouvaient pas réagir. Beck affirmait disposer d’études de laboratoire prouvant que ce plan fonctionnerait. Il avait en lui une foi messianique… que Nerissa pensait absolument injustifiée.

Mais Ethan estimait l’idée plausible et, sur la suggestion de Beck, il avait accepté de partir à San Pedro de Atacama chercher un endroit où un camion plein d’équipement radio, un chargement similaire de matériel incendiaire et l’armée prétendument forte de cinquante hommes pourraient se rassembler pour lancer l’attaque.

Il était parti l’avant-veille. Comme il aurait été suicidaire de téléphoner pour donner des nouvelles, il n’y avait aucun moyen de savoir s’il avait réussi ou non. Et son absence l’empêchait de voir les derniers signes montrant que le plan de Beck était bancal, voire carrément délirant.

Le générateur de signal, conçu par Beck lui-même, était arrivé à l’arrière de la camionnette d’Eugene Dowd, mais le matériel d’amplification et de diffusion commandé à Valparaiso n’avait pas été livré… ni même expédié, d’après le transporteur : le vendeur avait déposé le bilan. Beck fit la tête tout un après-midi, puis déclara à Nerissa qu’il pouvait se débrouiller avec de l’équipement standard disponible chez un autre fournisseur… Il faudrait toutefois l’acheter et l’acheminer discrètement, ce qui retarderait encore l’attaque d’au moins quelques jours.

Il y avait aussi le problème de son armée. Cinquante hommes, avait-il affirmé. C’était davantage un peloton qu’une armée. Cinquante hommes capables, recrutés sur trois continents, à loger dans cinq planques réparties dans Antofagasta. Mais aux dernières nouvelles, aucun de ces soi-disant volontaires n’avait réussi à quitter son pays natal. Pour les remplacer, Beck avait réussi à recruter une dizaine de dockers sans emploi au local syndical sur les quais. Ces hommes croyaient être embauchés pour convoyer de l’alcool dans un entrepôt clandestin à San Pedro de Atacama, et s’ils s’avéreraient utiles pour les opérations de manutention, Beck lui-même ne voyait pas en eux des combattants.