Beck recula sa chaise pour remonter sa jambe de pantalon. Il imbiba d’alcool un tissu avec lequel il tamponna une surface de peau blafarde sur son mollet gauche.
« Le corps d’un sim doit sembler parfaitement humain, y compris en cas de blessures légères du genre bosses, égratignures et autres. Voilà pourquoi les plus grandes quantités de matière verte sont à l’abri dans le crâne et le torse. Il y en a moins dans les membres. Ça fait une espèce de poche autour des os de la jambe, par exemple. Si bien que l’aiguille… » Il en sortit une de son paquet, la vissa sur la seringue, ôta le capuchon. « … doit aller jusqu’à l’os. »
Il s’enfonça l’aiguille stérile dans la jambe. Ce fut douloureux, mais supportable. « Comme la matière verte est protégée par une membrane là où elle s’interface avec la graisse et les muscles humains, je dois être sûr de bien crever la poche, s’il y en a une. Pour ça, il faut appliquer une certaine pression. » Il poussa jusqu’à sentir le grattement électrique de l’aiguille contre son tibia. « Si tu veux être sûr que je ne triche pas, tu peux faire le reste toi-même… tire le piston pour aspirer un peu de sang…
— Non, s’étrangla Leo.
— Alors je vais m’en charger. » Il laissa monter dans le corps de la seringue quelques gouttes d’un sang rouge tout à fait humain, puis ressortit l’aiguille. Un peu de sang perla sur la peau. Il l’essuya et posa un pansement. « Et voilà. D’accord ? Quand on en aura fini, toi et moi, tu pourras raconter comme c’est simple à ta copine et à son inquiète de tante.
— Peut-être, mais…
— À ton tour, maintenant, l’interrompit son père. Remonte ton pantalon.
— Tu penses vraiment… je veux dire, tu crois sincèrement que j’en suis un ? »
Beck lâcha l’aiguille usagée dans une corbeille à papier et en sortit une neuve de son emballage. « Je ne le fais pas parce que je soupçonne quelqu’un de quoi que ce soit. Je préférerais me fier à mon instinct. Mais c’est comme ça que des gens se font tuer. Et si les sims viennent au monde en parasitant le ventre d’une femme…
— Tu crois que j’ai parasité le ventre de ma mère ? »
Beck s’immobilisa, la seringue à la main, pour regarder son fils dans les yeux. « Non. Bien sûr que non. Mais il faut qu’on soit sûrs.
— Tu ne ferais pas ça si elle était encore vivante. Si elle était encore de ce monde, tu ne serais peut-être pas devenu si foutrement dingue.
— C’est une réponse décevante. »
Beck n’aurait jamais toléré pareille insulte de n’importe qui d’autre. Et elle était ridicule : Mina n’avait jamais eu ce genre d’influence sur lui. Beck l’avait épousée encore étudiant, peu après avoir été présenté à la Correspondence Society. S’il l’avait aimée un jour — comme il le croyait —, le mépris de Mina pour ce qu’il faisait avait ébranlé et finalement détruit cet amour. Ils avaient envisagé de divorcer, mais elle avait trouvé la mort avant qu’ils puissent le faire. Sa voiture avait dévalé le remblai abrupt d’une autoroute californienne et percuté un robuste épicéa, dont une branche avait d’abord traversé le pare-brise, puis la voûte rose pâle de la gorge de Mina.
Beck repensait à cet accident, depuis quelque temps. Des années durant, il s’était efforcé de l’oublier, mais les récents événements n’avaient pu que soulever certaines questions. Leo avait cinq ans au moment de l’accident. « Tu te souviens du jour où elle est morte ?
— Pas vraiment.
— Tu étais avec elle.
— Pas dans la voiture. »
Non, du moins quand l’accident s’était produit. D’après les reconstitutions de la police d’État, basées sur le témoignage d’un Leo en larmes, Mina s’était arrêtée sur le bas-côté pour qu’il puisse faire pipi. (La prochaine aire de repos se trouvait encore à plusieurs kilomètres et jamais Mina n’aurait incité Leo à se retenir jusque-là : elle estimait que ses besoins devaient être satisfaits sitôt exprimés.) Leo s’était enfoncé dans les fourrés et s’efforçait sans doute d’ouvrir sa braguette quand un seize-roues de transport prenant un virage serré à une vitesse excessive avait donné un coup de klaxon.
Il était passé largement à côté de la voiture, mais Mina, de constitution nerveuse et certainement surprise, semblait avoir embrayé pour essayer d’éloigner encore davantage sa voiture de la chaussée. Peut-être avait-elle appuyé trop fort sur l’accélérateur, ou peut-être regardait-elle par-dessus son épaule et non devant elle. Toujours était-il que la voiture avait pris de la vitesse et glissé sur l’herbe humide jusqu’au bord du remblai, où elle avait basculé. En arrivant sur les lieux, la police avait trouvé Leo debout dans les buissons, le jean empestant l’urine et le visage strié de larmes. On s’était occupé de son état de choc avant de laisser son père le ramener à leur domicile.
« Tu te rappelles où elle t’emmenait, ce jour-là ?
— Non. Et je n’arrive pas à croire qu’on parle de ça.
— Elle te conduisait chez le docteur.
— Je n’étais pas malade.
— Je sais bien. Je l’avais dit à Mina. Mais elle ne me croyait pas. »
Leo avait été un petit garçon robuste, mais que sa mère ne cessait de considérer comme fragile et en danger. Ce jour-là, c’était en juillet, elle s’inquiétait d’une bosse sur la jambe de Leo contusionnée lors d’un saut de clôture dans le jardin d’un ami. Leur médecin de famille avait diagnostiqué un simple hématome et indiqué que la tuméfaction disparaîtrait en quelques jours, mais Mina avait réussi à le persuader de leur prendre rendez-vous pour une radio à l’hôpital régional. L’accident avait eu lieu alors qu’elle y emmenait Leo.
« Je sais que je n’ai pas particulièrement été un bon père. » Durant les neuf années entre la disparition de Mina et les meurtres de 2007, Beck avait vêtu, nourri et éduqué son fils de son mieux. Mais il n’était pas dans sa nature d’être un parent nourricier. Ses méthodes avaient été strictement pédagogiques. « Je t’ai toujours fait confiance. Là n’est pas la question. Mais il faut qu’on fasse ce test sur toi, Leo. Comme sur tout le monde.
— Tu crois que j’aurais pu tuer ma mère ? »
Beck ne savait pas trop comment Leo aurait pu s’y prendre, à cinq ans, étant donné les circonstances. Mais personne d’autre n’avait vu ce qui s’était vraiment passé. « Il faut juste que tu remontes ta jambe de pantalon. J’ai besoin de voir une goutte de sang. Rien d’autre. »
Leo regarda son père, la seringue dans sa main, le pistolet sur le bureau. « Bordel, je ne sais plus qui tu es. Peut-être que je ne l’ai jamais su. »
Cassie rejoignit tante Riss sur le canapé situé face à la porte devant laquelle Eugene Dowd montait la garde. Assise jambes croisées sur la moquette, Beth feuilletait un magazine people hispanophone à côté de Thomas qui broyait du noir.
Cassie avait besoin de confier à sa tante ce qu’elle ressentait pour Leo. Elle était sur le point de prendre une décision à laquelle tante Riss s’opposerait presque certainement et elle voulait que celle-ci la comprenne, à défaut de l’approuver. Beaucoup de choses lui faisaient peur, pour le moment, mais elle craignait surtout de passer pour ingrate ou sans cœur aux yeux de celle qui avait parcouru des milliers de kilomètres pour la retrouver. « Se porter volontaire pour passer le premier, dit-elle, c’est le genre de comportement auquel j’ai appris à m’attendre de la part de Leo…