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— On gagne un peu de temps, l’interrompit tante Riss, mais ça ne nous avance pas vraiment. Pas tant qu’Eugene bloque la porte. On pourrait peut-être monter pour s’enfuir par une fenêtre ou par le balcon… mais je ne suis pas sûre que Thomas y arriverait sans tomber.

— Aucune importance. Je ferai ce test. Si Leo n’est pas blessé, je veux dire. S’il dit que ça va.

— Leo fait peut-être confiance à son père, moi, non. Et je ne suis pas certaine de faire confiance à Leo.

— Je le connais mieux que toi.

— Écoute, Cassie. Je sais que tu as été proche de lui ces dernières semaines. Mais c’est le fils de son père. Il faut que tu veilles à tes propres intérêts.

— C’est ce que je fais.

— Peut-être qu’une fois de retour aux States…

— Je ne rentre pas. Pas sans Leo. Sauf s’il le veut. »

Voilà, c’était dit. Tout au moins, elle avait balbutié un résumé succinct et imprécis de ce qu’elle avait eu l’intention de dire. Il y avait tant d’autres choses. Toutes les preuves irréfutables qu’elle avait emmagasinées dans son cœur et son esprit, mais ne pourrait jamais partager.

Après un long silence, tante Riss demanda : « Qu’est-ce que tu sais au juste sur Leo Beck, Cassie ? Moi, je sais seulement qu’il est loyal à son père. Et qu’il a tué un innocent. »

Mais Leo n’était pas loyal à son père, pas de la manière servile qu’elle sous-entendait. Quant à l’homme qu’il avait tué, cela s’expliquait par la peur et la situation désespérée, non par la malveillance et l’imprudence. Tante Riss n’avait rien vu du chagrin et de la culpabilité de Leo. C’était Cassie qui avait serré la tête de Leo sur son épaule, tard un soir dans une chambre d’hôtel du Panama, Cassie qui lui avait caressé les cheveux pendant qu’il avouait souffrir terriblement d’avoir causé cette mort, Cassie qui avait entendu sa confession (« Je regrette tellement, putain, tellement ») et senti ses larmes lui couler sur la peau. « Je sais que je tiens à lui. Et qu’il tient à moi. Et je sais ce qu’on a traversé ensemble. »

Tante Riss sembla plus triste que fâchée. « Cassie, je… »

Elle se tut : on frappait à la porte d’entrée. Eugene Dowd se redressa d’un coup. La main sur son pistolet, il intima d’un geste silence aux autres. Il n’y avait pas de judas à la porte et le visiteur se trouvait dans l’angle mort de la fenêtre la plus proche. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’on frappe à nouveau, cette fois avec insistance.

« Bon, dit Dowd, vous quatre », son doigt désigna successivement Beth, Thomas, Cassie et tante Riss, « montez tout de suite là-haut. Je vous ferai signe quand vous ne risquerez rien en redescendant. Go ! »

Beth resta interdite. Tante Riss se leva en prenant la main de Thomas et se retourna au pied de l’escalier. « Cassie… Viens !

— Non. » Elle se dirigeait déjà vers la pièce dans laquelle Leo et son père procédaient au test.

« Cassie, je t’en prie. » Tante Riss n’attendit pas pour autant et monta rapidement les marches en tirant un Thomas perplexe et effrayé.

« Je fais partie de l’administration portuaire, annonça derrière la porte une voix masculine à l’accent chilien. Il faut que je parle à Werner Beck de toute urgence. » D’autres coups frénétiques sur le battant.

Dowd l’entrouvrit de quelques millimètres pour jeter un coup d’œil à l’extérieur, la main effleurant toujours la crosse de son arme. « Montrez-moi vos papiers. »

La porte pivota brutalement vers l’intérieur, expédiant le mécanicien au sol.

Beck se rendit compte qu’il n’était pas parfaitement préparé à cette impasse avec son fils. Leo ne bougeait pas, furieux, et pour le moment Beck ne pouvait que lui rendre son regard. « Il faut que tu le fasses », dit-il, surpris par l’espèce de gémissement peiné dans sa voix, « sinon… » Sinon quoi ?

Des bruits dans la pièce voisine détournèrent son attention : des coups à la porte, des voix étouffées. Puis le fracas d’une entrée en force et d’autres cris. Beck lâcha la seringue pour s’emparer du pistolet posé sur le bureau. Mais Leo réagit plus vite que lui et, d’un bond, empoigna l’arme.

Un coup de feu claqua dans l’autre pièce, puis il y eut un vacarme beaucoup plus proche quand la porte qui donnait sur la ruelle à l’arrière, enfoncée, alla rebondir sur le chambranle. Beck vit Leo braquer le pistolet sur l’intrus, un homme en civil porteur de ce qui ressemblait à une arme automatique. Leo tira avant que celui-ci puisse choisir une cible. L’homme tomba en arrière et Beck sentit la familière puanteur d’engrais des fluides de sim. Il regarda Leo achever d’une balle dans la tête le sim, qui cessa de se tortiller. Aucune hésitation, se surprit-il à penser, admiratif du sang-froid de son fils. C’était une réaction bien plus probante que n’importe quel test avec une aiguille.

Un autre coup de feu dans l’autre pièce, puis un troisième. « Donne-moi le pistolet », dit Beck.

Leo se tourna vers lui, l’arme à la main. Il parut à Beck d’un calme presque surnaturel, sans peur ni colère. Beck tendit la main. Leo ne baissa pas le canon.

La première balle fit à Beck l’effet d’un coup dans les côtes qui le repoussait en arrière. Il se retrouva par terre, le souffle coupé, abasourdi. Leo se pencha sur lui, toujours sans la moindre expression sur le visage. La main de Beck tomba sur la seringue qu’il avait lâchée. Il s’étonna lui-même en l’enfonçant violemment dans la cuisse de Leo.

D’une nouvelle balle, Leo anéantit toute pensée.

La peur emplissait Cassie tout entière. Elle grondait dans ses oreilles comme le crissement d’une scie électrique. La jeune fille poursuivit son mouvement, mais sans y penser, comme si un marionnettiste maladroit avait pris le contrôle de ses membres. Les événements se transformèrent en une suite d’images fixes projetée sous ses paupières.

Dowd par terre, qui bloque avec ses jambes la porte d’entrée poussée par un inconnu qui cherche à entrer…

Cassie avança d’un pas supplémentaire vers la pièce dans laquelle se trouvait Leo.

Tante Riss qui hurle le nom de Cassie tout en disparaissant au premier étage, Thomas en remorque qui regarde par-dessus son épaule, les yeux écarquillés et la bouche comme un O stupéfait…

Encore un pas.

Dowd qui lève son pistolet et tire : des éclats de bois et un bruit comme un coup dans la tête, mais l’inconnu continue à essayer d’entrer de force tandis que Dowd se relève le plus vite possible et braque à nouveau son arme…

Un pas.

Beth qui s’oblige à se lever et s’approche les jambes en coton de l’escalier, le visage figé de terreur, masque de dents et d’yeux…

Un pas.

Un bruit différent en provenance de la pièce où est Leo, un choc sourd et un coup de feu…

Cela signifiait qu’on attaquait aussi la maison par la ruelle, mais elle ne s’arrêta pas : ses pieds, ses jambes, son marionnettiste invisible voulaient tous la conduire à Leo.

Dowd qui tire une troisième fois, l’inconnu qui s’écroule sur la porte en répandant de la matière rouge et verte, mais cela ne fait qu’ouvrir en grand le battant. Dowd qui crie à Cassie et Beth : « À terre ! »

Cassie ne se jeta pas sur le sol.

Dowd qui regarde dehors : « Merde, y en a un autre ! »

Encore deux pas, qui la mirent quasiment sur le seuil de l’autre pièce.

Dowd qui tire sur une cible invisible pour Cassie, puis recule en trébuchant, une balle venant de traverser d’abord la porte, ensuite son corps. Un deuxième inconnu qui enjambe le corps du sim, un homme d’apparence ordinaire qui n’a même pas l’air en colère, il vaque tout simplement à ses mortelles occupations…