Beth touchée alors qu’elle agrippe la rampe de l’escalier, Beth qui bascule sur les marches la tête ouverte comme un melon, et du rouge en jaillit…
Furieux et agonisant sur la moquette trempée de sang, Dowd qui lâche un ultime coup de feu, sa balle atteint le sim qui se plie en deux…
… tandis que Cassie entrait dans la pièce où Leo et Werner Beck étaient allés procéder à leur test sanguin, épreuve qui avait changé de nature. La vision de Cassie était troublée et bizarrement bruyante, mais elle vit Leo debout (toujours vivant !) près du corps de son père et du cadavre puant d’un sim. Il avait une expression stupéfaite et ses yeux brillaient de peur ou de chagrin, mais il tendit sa main libre à Cassie, désignant frénétiquement de l’autre la ruelle avec le canon du pistolet. Les coups de feu l’avaient presque rendue sourde et ils résonnaient encore dans sa tête, mais elle le vit articuler les mots : viens avec moi.
Elle saisit la main tendue par Leo, qui l’attira dans la ruelle derrière la maison.
27
L’Atacama
C’est peut-être parce qu’il s’attendait à mourir d’un instant à l’autre qu’Ethan se sentit envahi par un vide néfaste. Toutes les précautions qu’il n’avait cessé de prendre, tous les ridicules protocoles paranoïaques auxquels il s’était consciencieusement conformé tant d’années durant ne lui avaient servi à rien, en fin de compte. Il se retrouvait désarmé à la merci de l’entité qui gouvernait le monde. Il avait perdu jusqu’à la capacité de penser correctement.
Ils l’avaient fait monter à bord d’un des pick-up, à côté du sim femelle qui l’avait menotté. Ethan le voyait mieux à la lueur du tableau de bord : le sim avait de courts cheveux bruns et la peau couleur café. La chose jeta à son prisonnier un coup d’œil plein de gêne et de sollicitude au moment où ils faisaient demi-tour pour se joindre au convoi : les quatre véhicules s’éloignaient à présent de San Pedro de Atacama et se dirigeaient vers les installations de reproduction au fond du désert. L’expression du sim, tout comme ses paroles et ses mouvements, était bien entendu un mensonge délibéré.
Ethan se demanda ce qu’on lui voulait. Et pourquoi on le gardait en vie.
« On veut juste vous parler », répéta le sim.
Malgré sa bouche sèche comme les dépôts salins qu’ils traversaient, Ethan parvint à demander : « À quoi bon ?
— Je comprends l’objection que vous soulevez. Vous avez raison. Rien ne vous incite à croire un tant soit peu ce que nous disons. Mais nous n’avons pas que des paroles pour vous, professeur Iverson. Nous pouvons vous montrer ce que nous sommes, ce que nous avancerons est démontrable. Le scientifique en vous y est peut-être sensible. »
Il tourna la tête vers la fenêtre sans répondre. Vers le désert sous la lune, vers le salar spectral, vers son propre et navrant reflet.
« Elle n’aurait pas marché, reprit le sim. L’arme de Werner Beck. Elle peut empêcher la transmission de signaux cellulaires dans des cultures isolées de matière verte, d’accord. Mais nos corps sont plus résistants que cela. Nous pouvons fonctionner pendant de longues périodes sans contact avec l’hypercolonie orbitale. Ce qu’il appelle “guerre” n’aurait été qu’un coup d’épée dans l’eau. Je pense que, d’une certaine manière, vous le savez, professeur Iverson. »
C’étaient des ruses, non des faits. Peut-être avait-il en effet douté de Beck. Peut-être un simple coup d’épée dans l’eau lui avait-il en effet paru plus attirant que de se cacher jusqu’à la fin de ses jours. Et alors ? Pourquoi jouer ce jeu ? « S’il n’est pas une menace pour vous, de quoi avez-vous peur ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire que nous avons peur ?
— Beaucoup de gens bien sont morts de votre fait.
— Non, pas de notre fait. Vous avez oublié ce que vous a raconté Winston Bayliss ? Il y a deux entités qui se disputent le contrôle de l’hypercolonie. Nous ne sommes pas celle qui a tué vos amis en 2007. Nous sommes d’une nature différente et poursuivons d’autres buts. Puis-je m’expliquer ? »
Ethan posa la tête contre la vitre. Il faisait bon, dans l’habitacle, mais il sentait la fraîcheur de la nuit derrière le verre.
« Nous pourrons en parler plus tard, reprit le simulacre. Mais j’insiste sur ce point : vous ne courez aucun danger. » Il sourit. « Vous êtes davantage en sécurité que vous ne le croyez, professeur Iverson. »
La route tranchait l’horizon comme tirée au cordeau. Les dernières constructions humaines que vit Ethan furent un groupe d’entrepôts et d’abris à machineries avec des toits en tôle : ce devait être ceux où avait travaillé Dowd, le larbin de Beck. Tout cela disparut progressivement dans le rétroviseur, telle une tache passagère sur la pureté du désert.
Ethan remua pour essayer de soulager ses mains menottées. Il ne voulait pas y penser. Entreprendre l’inventaire de son impuissance inviterait à la panique. Il préférait cette indifférence engourdie. Il n’imaginait rien de plus terrifiant que la possibilité de l’espoir.
Il se recroquevilla un peu sur son siège quand leur destination apparut sur la courbure de l’horizon. Une colline, un monticule… dans l’obscurité, et de loin, cela ressemblait affreusement à une fourmilière ou à une termitière. Il ne s’aperçut qu’une fois plus près, au moment où le convoi ralentissait, qu’il s’agissait en réalité d’un talus de six mètres de haut constitué de déblais d’excavation et de déchets industriels, talus dans lequel on avait pratiqué un passage. Le ciel à l’ouest s’éclaircissait, à présent, et Ethan trouva le tas de débris (des tôles, des armatures à béton, du câble isolant et des pièces de machine inutilisés ou mis au rebut) à la fois bizarrement banal et complètement non humain, signe de prodigalité quand on voyait ce qui avait été jeté, mais aussi de parcimonie puisque tout cela avait été réutilisé comme barrière contre le vent et autres menaces.
« Vous devez bien être un minimum curieux de ce que nous faisons ici, dit le sim. En tant que savant, je veux dire. De scientifique. »
Peut-être avait-il été auparavant capable d’une telle curiosité. Ce n’était plus le cas. Le sim essayait de l’appâter pour provoquer un dialogue, mais Ethan ne mordit pas à l’hameçon. Il observa la route devant eux en essayant de parvenir à l’indifférence d’un appareil photo.
Quand le pick-up arriva au sommet d’une pente et passa de l’autre côté du talus, Ethan découvrit la totalité de la zone : une énorme installation industrielle dans un cratère de débris. Il ne put s’empêcher d’être impressionné, notamment par la taille. Une ville américaine aurait pu tenir tout entière dans cet espace… par exemple une de ces petites villes de l’Ohio que Nerissa et lui avaient traversées seulement quelques semaines plus tôt. Sauf que ce n’était pas un endroit habité par des humains. Les routes goudronnées se croisaient à angle droit avec une précision inhumaine, chacune bordée de structures en béton anonymes semblables à des bunkers ou des hangars d’aérodrome, chaque intersection baignant dans la lumière crue de réverbères. Quelques-uns de ces édifices libéraient des panaches de fumée noire. « Des ateliers d’usinage, expliqua le sim en suivant son regard. Ce dont nous avons besoin et que nous ne pouvons pas faire venir, nous le fabriquons sur place. »