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Au milieu de ce quadrillage, une immense construction de verre et de métal reflétait la lueur du ciel — l’aube allait poindre — comme une sculpture impressionniste de tournesol. Ethan essaya d’évaluer sa taille en la rapportant aux silhouettes qui évoluaient à proximité : elle avait au moins celle d’un stade olympique. Il n’avait aucune idée de son utilité et le sim ne fournit aucune explication.

Le pick-up pénétra dans la zone. Ethan constata avec surprise que les rues étaient très fréquentées. Si tous les ouvriers qui circulaient entre les bâtiments étaient des sims, Beck avait certainement sous-estimé leur population totale. Il vit aussi des animaux. Difficiles à identifier dans la lumière incertaine, mais qui se déplaçaient tout près du sol avec une démarche de crabe…

« N’ayez crainte, professeur Iverson. »

Il eut peur malgré tout, car ces animaux n’en étaient pas. Quand leur véhicule en dépassa un à moins d’un mètre, Ethan vit un corps couvert de fourrure qui se déplaçait sans aucune difficulté sur quatre pattes aux articulations bizarres et dont le thorax relevé accueillait une troisième paire de membres — des bras — munis de mains à longs doigts… quant à la tête, elle n’était pas tout à fait humaine et ressemblait davantage à une caricature parcheminée, avec des yeux vides et une fente souriante en guise de bouche…

La chose trottinait en traînant une ombre qui évoquait une tache de Rorschach.

« Ils ne présentent aucun danger pour vous, assura le sim. Vous voulez que je vous dise ce que c’est ? »

Le silence d’Ethan valut consentement.

« En un sens, ce ne sont guère que des souvenirs. En utilisant ce terme comme vous l’avez fait dans votre livre, Le Pêcheur et l’Araignée. Vous vous souvenez de ce que vous disiez sur les termites d’Afrique ? “Elles n’ont aucune capacité mémorielle, mais le nid se souvient. Ses souvenirs sont écrits dans le génome de sa population, inscrits là par le passé évolutionnaire du nid.” L’hypercolonie se souvient de la même manière et ses souvenirs remontent encore plus loin. Elle a interagi avec beaucoup d’espèces conscientes sur de nombreuses planètes. Avec l’une d’elles, il y a peut-être des millions d’années, elle a appris à imiter des créatures comme celles-là. Elle peut maintenant en créer à volonté. Ainsi que d’autres très différentes, mais celles-ci sont les seules adaptées à la chimie et l’atmosphère de cette planète. Elles sont utiles… elles peuvent manipuler des petits objets avec autant d’efficacité que les humains, elles peuvent servir de gardes ou de soldats moyennant de légères modifications et elles sont particulièrement douées pour les travaux de construction en escalade. »

Des sims d’une espèce différente, se dit Ethan. Mais non, c’était en fait la même espèce — l’hypercolonie — qui imitait un hôte différent. « Ils viennent d’ici ? ne put-il s’empêcher de demander.

— Oui.

— Comment ?

— Nous les enfantons. Tout comme nous nous donnons naissance. Vous avez eu l’intuition qu’un sim pouvait grandir dans le ventre d’une femme par un processus similaire à une contamination. C’est exact. Winston Bayliss est venu au monde de cette manière. Mais la plupart des sims femmes ont un système reproducteur qui fonctionne à la perfection. Je suis née ici, d’une mère comme moi. Mon corps peut donner naissance à d’autres sims, ou à une de ces créatures à six membres. Beaucoup des sims ici présents se consacrent à la production d’ouvriers de remplacement.

— Je trouve ça dégoûtant.

— Le pêcheur trouve l’araignée dégoûtante, alors qu’elle se sert tout comme lui d’une espèce de filet pour se procurer sa nourriture. Mais vous êtes capable d’une meilleure compréhension.

— Vraiment ?

— Bien entendu. »

Ethan avait été attiré par la ruse dans une conversation inutile. Inutile de son point de vue, en tout cas. Il ne comprenait toujours pas pourquoi on l’avait gardé en vie ni pourquoi on lui confiait ces vérités dérangeantes, si toutefois c’étaient des vérités.

« Pour le moment, il faut que vous mangiez et que vous vous reposiez. Je vous enlèverai ces menottes dès que nous serons en lieu sûr. Je ne doute pas qu’elles soient désagréables. »

Leur véhicule passa sur une rampe d’acier brossé et pénétra par une ouverture voûtée dans un tunnel souterrain. L’éclairage devant eux était complètement artificiel, les parois grises en béton brut. Des couloirs latéraux conduisaient à de larges espaces lumineux dans lesquels des sims humains ou à six membres se déplaçaient en groupes pour s’occuper de machines. Ethan tendit le cou pour voir disparaître derrière lui le ciel de l’aube.

Ils le mirent dans une petite chambre qui contenait uniquement un plafonnier, un lit de camp, un matelas et des WC rudimentaires. Le sim femelle revint peu après le temps de lui donner un bol rempli d’un mélange graisseux de bœuf et de légumes… de la nourriture de sims, supposa Ethan, celle qu’ils étaient obligés de manger à cause de leurs corps quasi humains. Il en avala quelques bouchées avant de s’allonger sur le lit de camp. C’était comestible, mais… drogué, peut-être ? Ou bien tombait-il de sommeil à cause du choc et de la fatigue ?

Quand il rouvrit les yeux, il fut incapable de déterminer combien de temps s’était écoulé. Il ne faisait ni chaud ni froid dans la pièce. Ce pouvait être la nuit. Ou le jour. Le reste de ragoût s’était figé dans son bol. Il se vida la vessie. Au moment où il refermait sa braguette, le sim femelle déverrouilla la porte et entra.

Ethan l’examina une nouvelle fois : elle ressemblait à une jeune femme délibérément amicale en jean et chemise blanche. À part ceux à six membres, il n’avait vu dans ces installations aucun sim vêtu autrement. Il se demanda comment ils se fournissaient… commandaient-ils des vêtements en gros chez un commerçant de Santiago ? Cinq cents chemises blanches en coton, à livrer à un endroit qui ne figurait pas sur les cartes ?

« Dites-moi juste ce que vous voulez », lança-t-il avant qu’elle puisse prendre la parole. Et finissons-en. L’inévitable demande. L’inévitable refus. Ce qui arrivait ensuite.

« C’est précisément ce que je compte faire », dit-elle.

Dit-il, le sim, mais Ethan en avait assez de se corriger : la créature était fonctionnellement femelle, à défaut d’être humaine. « Vous avez un nom ? »

Elle lui jeta un coup d’œil. « Non. Vous préféreriez que j’en aie un ?

— Non. »

Il se dit qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ait cité Le Pêcheur et l’Araignée. L’hypercolonie avait appris l’heuristique de la langue humaine d’abord grâce aux premiers sims qu’elle avait déployés sur la surface de la planète, ensuite en captant et en analysant des communications électroniques. Il fallait croire qu’un sim avait lu son livre. Mais il n’avait pu le comprendre, et l’hypercolonie non plus : il n’y avait pas de moi centralisé pour cela, rien que l’application d’algorithmes complexes et rigoureux.

Ce qui signifiait que l’hypercolonie était à la fois plus et moins intelligente qu’un être humain. Si elle lui avait envoyé un sim jeune qui présentait bien, c’était pour lui inspirer confiance. Et ce sim citait son livre parce que l’hypercolonie espérait ainsi lui inspirer encore davantage confiance. Quant à la franchise désarmante dont ce sim femelle semblait faire preuve, en admettant par exemple ne pas avoir de nom humain, il s’agissait là encore d’une manœuvre stratégique.

L’hypercolonie pouvait déchiffrer son langage corporel, déceler ses modes de pensée et calculer ses réactions les plus probables, mais ne pouvait savoir avec certitude ce qu’il allait dire ou faire. Au fond, elle misait sur sa prédictibilité. Aussi Ethan décida-t-il de ne pas dévoiler son jeu. De ne rien dire de compromettant, de n’afficher aucune émotion, de ne rien prévoir. Et, si le moment d’agir se présentait, d’agir sur le coup de l’inspiration.