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« Où est-ce qu’on va ? réussit à demander la jeune fille.

— Monte. » Il lui ouvrit la portière passager.

« Non… attends. Attends ! Tante Riss et Thomas…

— Qu’est-ce qu’ils ont ?

— Ils sont restés dans la maison ! » Du moins y étaient-ils quelques instants auparavant. Elle essaya de faire le tri dans le mélange d’images violentes auquel se réduisaient ses souvenirs. Tante Riss et Thomas se réfugiant à l’étage. Beth Vance morte derrière eux dans l’escalier. Eugene Dowd, mort lui aussi, non sans avoir tué deux sims qui cherchaient à entrer. « Ils sont toujours vivants ! En tout cas, ils l’étaient quand je suis partie. Il faut les aider !

— Non.

— Mais…

— Non, Cassie. S’ils sont en vie, tout ira bien pour eux. Écoute. » Il pencha la tête. « Écoute. Tu entends ? »

Il n’y eut d’abord qu’un bourdonnement dans ses oreilles, comme un réveille-matin impossible à éteindre. Lui parvint ensuite, d’abord vague, puis de plus en plus net, le yodle d’une sirène.

« Dans deux ou trois minutes, la maison grouillera de policiers. Ta tante et ton frère peuvent se débrouiller tout seuls…

— Ils vont se faire arrêter !

— Peut-être, mais ils seront vivants. Retourner dans la maison ne les aidera pas et on ne leur rendra pas service en laissant une camionnette pleine de dynamite garée à côté. Alors monte. S’il te plaît, Cassie. Monte dans la camionnette. »

Elle voulut obéir. Elle essaya de passer la portière. Mais ses jambes la trahirent. Non par lâcheté, mais par faiblesse physique. Elle faillit s’effondrer, parvint à rester à genoux, flageolante. C’était foutrement humiliant.

« Tu es en état de choc. Attends, je vais t’aider. »

Comme la tête lui tournait, elle laissa Leo la prendre par la taille et la pousser sur le siège passager. Il lui boucla sa ceinture. Quand leurs regards se croisèrent, elle dit : « Je n’ai pas peur.

— Je sais. Je le sais parfaitement. »

Elle n’avait pas peur, mais ne pouvait s’empêcher de sentir de tout son corps que quelque chose n’était pas normal.

Elle n’eut que vaguement conscience de rouler dans la ville quand Leo sortit la camionnette du parking. Le soir tombait, le ciel fondait au noir, les feux de circulation apparaissaient comme de lumineuses fleurs nocturnes. Ils croisèrent trois voitures de police et une ambulance, sirènes hurlantes. Cassie se laissa aller sur l’appuie-tête et ferma les yeux, effrayée sans raison pour sa tante et son frère. Elle ne pouvait rien pour eux. Étaient-ils toujours en vie ? Iraient-ils vraiment en prison ? Les Chiliens réservaient-ils meilleur accueil qu’une cellule à des enfants comme Thomas et à des femmes comme tante Riss ?

Ces pensées cédèrent la place à des visions fragmentaires qui n’étaient pas tout à fait des rêves, et quand elle rouvrit les yeux, ils avaient quitté la ville et roulaient sur une grande route vide taillée dans un canyon rocheux. Il faisait froid dans l’habitacle, à présent. Et la puanteur persistait. La puanteur de la violence les avait suivis. L’odeur de sang, de matière verte et de poudre noire. Elle eut envie de prendre un bain. « Où est-ce qu’on va ? »

Leo répondit lentement, peut-être à contrecœur : « Dans l’Atacama. »

Cassie se redressa. « Le désert ?

— Le désert, ouais.

— Pourquoi ? »

Il garda les yeux fixés sur la chaussée. « Où aller, sinon ? Que faire d’autre ? On n’a pas de passeports. Ni d’argent. On ne peut pas quitter le pays ni rester en ville. Mon père aurait pu nous aider, mais il est mort. On n’a pas d’autre arme que celle derrière nous. Environ cinq cents kilos de dynamite, des détonateurs et une machine qui pourrait nous aider à nous en servir. Et ton oncle est à San Pedro. »

Cassie s’efforça d’assimiler tout cela. Elle ne savait vraiment du plan de Werner Beck que ce que tante Riss lui en avait dit, et tante Riss lui avait aussi fait part de son scepticisme. Elle se souvint de la description par Dowd des installations de l’hypercolonie dans le désert, avec les sentinelles à pattes d’araignée et les colonnes de lumière mystérieuse. « On va se faire tuer.

— Possible. Probable. Je n’en sais rien.

— J’ai soif. »

Leo montra la portière : une bouteille de Fanta à demi pleine y reposait dans le porte-gobelet depuis un trajet précédent. Cassie dévissa le bouchon et prit une grande gorgée. Bien qu’éventée et gluante, la boisson lui humidifia la bouche.

« Il faut que je le fasse, dit Leo. Et ça pourrait marcher. S’il n’y avait aucune chance, ils n’auraient pas envoyé des sims nous tuer. En plus, j’en ai marre de fuir, Cassie. Je ne veux plus m’enfuir. » Il lui jeta un coup d’œil. « Si tu veux, tu peux quitter le navire quand on arrivera à San Pedro.

— Et je ferais quoi ?

— Aucune idée. Du stop jusqu’à Antofagasta ou peut-être jusqu’à Santiago. Et ensuite… j’en sais rien.

— Moi non plus. Et j’en ai marre de fuir aussi.

— Plutôt courageux. »

Sauf que non. Elle n’était pas du tout courageuse. Elle ne gravitait même pas autour du courage. Mais ça lui plaisait qu’il la voie ainsi.

Trois heures après Antofagasta, la route cessa de monter. Cassie avait succombé à l’épuisement : elle sombrait par moments dans un sommeil métallique sans rêves, n’ouvrant les yeux que le temps de voir les collines arides et les camions de minerai qui les croisaient comme des Léviathan illuminés par la lune. Ses pensées tournaient en rond, répétant les atrocités survenues durant la journée (Eugene Dowd, Werner Beck, la pauvre Beth la cervelle répandue sur l’escalier). Elle s’efforça de chasser ces pensées. Et quand elle échoua, elle leva les yeux vers les étoiles du désert.

L’odeur devenait insupportable. « On peut ouvrir un peu ?

— Il fait froid, dehors. » Leo entrouvrit toutefois obligeamment sa fenêtre de deux ou trois centimètres. Il avait raison : le désert avait abandonné toute sa chaleur au ciel et il entrait un air propre mais glacial.

« Bon, ça suffit. » Il remonta sa vitre. La puanteur resurgit, indomptable. Celle de la matière verte. Du sang de sim.

La main droite de Leo abandonna le volant pour se poser sur sa cuisse. « Tu es blessé ? demanda-t-elle.

— Non. »

Mais quand il releva la main, celle-ci était humide.

« Si. Tu es blessé.

— Non, Cassie. »

Cette odeur. Comme du vinaigre et des feuilles, l’odeur qu’elle avait sur les mains quand, enfant, elle ôtait les pucerons des rosiers de sa mère. Une idée commença à germer dans son esprit, si horrible qu’elle eut soudain la nausée.

« Leo.

— Quoi ?

— Tu peux t’arrêter ? Il faut que je fasse pipi.

— Tu veux que je stoppe ?

— Range-toi juste sur le côté. C’est plutôt urgent. »

Elle n’aimait plus du tout la manière dont il la regardait, à présent, attentive, imperturbable. « Si tu le dis. Pas de problème. »

La camionnette ralentit et se déporta vers la droite. Il n’y avait rien, dehors, à part une immensité de collines pâles et irrégulières. Aucune circulation, dans un sens comme dans l’autre. De l’air glacé et ce ciel à nu. Une lune montante.

Les roues mordirent sur le gravier de l’accotement. Cassie n’attendit pas que la camionnette s’immobilise. Elle actionna la poignée et poussa la portière, déboucla à tâtons sa ceinture de sécurité en se préparant à sauter.