Un long silence, puis le verrou électronique de la porte intérieure cliqueta. Cassie poussa Thomas dans l’escalier jusqu’au premier étage, où le papier peint à motif floral ne tenait plus très bien aux murs. Leo habitait au 206. Elle frappa doucement pour ne pas réveiller les voisins.
Ce ne fut toutefois pas Leo qui ouvrit… mais Beth Vance.
Cassie se dit qu’elle n’aurait pas dû en être surprise, ayant vu ensemble Leo et Beth à la dernière réunion des survivants et constaté qu’ils se témoignaient davantage que de l’amitié. Beth était la fille de John Vance, dont l’épouse Amanda, professeur titulaire à l’université de New York et membre de la Correspondence Society, figurait parmi les victimes de 2007.
Beth n’avait qu’un an de plus que Cassie, mais s’efforçait de paraître nettement plus élégante (et Cassie devait bien admettre qu’elle n’y échouait pas souvent). Grande, spectaculairement mince, ses cheveux jaune paille coupés court comme le voulait la mode, elle portait ce matin-là un jean et une chemise de flanelle qu’elle semblait venir d’enfiler. C’était peut-être une des chemises de Leo. Elle fusilla Cassie d’un regard condescendant.
« Il faut que je parle à Leo », dit cette dernière.
Beth roula les yeux, mais lança par-dessus son épaule : « Ouais, c’est Iverson. Et son petit frère. »
La voix de Leo leur parvint de l’intérieur. « Son quoi ?
— Son petit frère ! »
Comme si elle ne connaissait pas son prénom.
Cassie passa devant Beth en tirant Thomas à l’intérieur. Pieds nus, Leo sortit de la chambre en jean noir et maillot sans manches. Il avait vingt et un ans et mesurait un peu plus d’un mètre quatre-vingts. Il était d’une beauté conventionnelle, mais avec quelque chose de bizarre dans les yeux, avait souvent pensé Cassie : ils baissaient aux extrémités, comme installés à l’envers. Cela lui donnait un air suffisant.
Il ne l’était pas, de même qu’il n’était certainement pas idiot. Il regarda Cassie, puis Thomas, déchiffra leurs expressions et respira un bon coup. « Oh putain. Ça recommence, pas vrai ? »
Cassie parvint à hocher la tête. « Oui.
— Et vous êtes venus ici en premier ?
— Tante Riss est sortie. Ouais. On n’a parlé à personne d’autre. »
Elle lui raconta dans le détail ce qu’elle avait vu par la fenêtre de la cuisine, même si son récit effrayait de plus en plus Thomas.
« D’accord, dit-il en fronçant complètement les sourcils. Merci, Cassie. » Il se tourna vers Beth. « Si tu veux emporter quelque chose, dépêche-toi de le mettre dans la voiture.
— La voiture ?
— On s’en va. »
Thomas resta assis près de Cassie sur le canapé malpropre pendant que Leo et Beth finissaient de s’habiller.
Elle se demanda ce qu’il avait compris de tout cela. Tante Riss n’avait pas délaissé l’éducation de Thomas. Il était au courant du massacre de 2007, du moins dans les grandes lignes. Il savait ne pouvoir discuter qu’en famille de certains sujets, par exemple la mort de ses parents. Il savait qu’il y avait une raison à la présence de la valise sous son lit. Ce savoir pesant l’avait rendu plus réservé et plus prudent que la plupart des garçons de son âge. Si Thomas ne parlait presque jamais de tout cela, il venait parfois poser à sa sœur les questions qui le troublaient : C’est vrai que la radiosphère est vivante ? Ou bien : Comment ça se fait que l’hypercolonie nous entende quand on téléphone ? Ou encore : Pourquoi est-ce qu’elle veut tuer des gens ? Cassie avait toujours essayé de répondre le plus sincèrement possible. Ce qui signifiait que Thomas devait souvent se contenter de « je n’en sais rien ».
Leo Beck ressortit de la chambre en continuant à répondre aux objections de Beth, qui n’était pas convaincue. « Cassie ne mentirait pas là-dessus, dit-il à la satisfaction de celle-ci. C’est une putain d’alerte rouge. » Il fourra ses vêtements de rechange et quelques boîtes de conserve dans un sac de sport. « On savait que ça pouvait arriver. Au moins, on est ensemble. » Cassie supposa que cette dernière phrase visait à amadouer Beth, même s’il n’obtint d’elle en retour qu’un regard gêné. Les bagages furent rapidement et efficacement bouclés. Leo ne semblait pas posséder grand-chose, pour ce que Cassie voyait de son appartement, à part deux étagères de livres. Beth n’avait que son nécessaire de voyage, que Cassie soupçonnait de ne guère contenir qu’une trousse de maquillage, une réserve de tampons et quelques préservatifs.
« Alors, où est la voiture ? demanda Beth.
— Garée à deux rues d’ici. Tu crois qu’on a besoin d’autre chose ? »
Beth explora la pièce du regard d’un air malheureux avant de secouer la tête.
« D’accord. En route.
— Et eux ? » demanda Beth. La question manquait de politesse, mais Cassie se la posait aussi.
« On ne peut pas les laisser ici. Ça te va, Cassie ? Vous faites comme vous voulez, mais vous feriez sans doute mieux de venir avec nous plutôt que de vous retrouver dans la rue.
— Oui », répondit Thomas avant que Cassie puisse réagir. Elle se contenta de hocher la tête. Leo savait comme tout un chacun ce qu’il fallait faire : quoi qu’il puisse être d’autre, c’était le fils de Werner Beck, le membre le plus influent de la Society. Ils courraient moins de risques à rester ensemble.
Ils sortirent de l’immeuble. Les premières lueurs de l’aube s’introduisaient dans la rue. Quelques ouvriers quittaient à présent les vieux immeubles résidentiels, des hommes de forte carrure ainsi que quelques femmes, la plupart en route pour les chaînes de fabrication de Lackawanna et de West Seneca. Un jour qu’elle traversait cette partie de la ville dans la voiture de tante Riss, Cassie s’était demandé à voix haute si les hommes qu’elle voyait alors rentrer chez eux d’un pas fatigué croyaient vraiment que le monde était aussi prospère et allait autant de l’avant qu’on le leur avait laissé entendre dans les cours d’instruction civique au lycée. « Sans doute pas, avait répondu tante Riss. Ils n’ont pas l’air particulièrement enthousiastes, hein ? Ils ne sont pas riches, loin de là. Mais ils ont un travail. Les usines et les ateliers payent le minimum vital plus les avantages sociaux. Beaucoup de ces hommes auraient probablement les moyens de vivre dans un meilleur quartier, sans l’alcool, la pension alimentaire ou le mauvais sort. Leurs existences pourraient s’améliorer, à la longue. Et s’ils ont besoin d’aide, ils peuvent en obtenir. » En d’autres termes, les cours d’instruction civique avaient globalement dit la vérité.
Tante Riss avait toujours rendu scrupuleusement justice à tout le monde.
L’antique Ford marron cloquée de rouille que possédait Leo devait être plus vieille que Thomas, mais c’était tout ce qu’il pouvait s’offrir comme moyen de transport avec son travail de nuit au restaurant. Son père, que tout le monde savait pourtant très riche, ne lui versait aucune allocation exorbitante. Mais Leo n’ira plus débarrasser les tables chez Julio avant un bon moment, se dit Cassie. Elle mit sa valise avec celle de Thomas dans le coffre à côté des affaires de Beth et Leo, puis se glissa sur la banquette arrière près de son frère.
« Alors, on va où ? » demanda Beth.
C’était une bonne question. Cassie attendit la réponse. Tôt ou tard, elle devrait se le demander aussi.
« D’abord, chez toi. Pour voir si ton père va bien. Ensuite, ça dépend de ce qu’on trouve. »
Dix familles de la Society avaient fui à Buffalo après le massacre. La plupart étaient en relation (ou avaient perdu un proche étant en relation) avec Harvard, le MIT ou l’université du Massachusetts. Tante Riss les fréquentait toutes et c’est elle qui avait organisé l’exode.