Mais dès qu’elle banda ses muscles, elle sentit la main de Leo sur son bras. Il la serrait à lui faire mal. Elle se tourna vers lui, dévastée par une terrible intuition, et ne vit rien dans les yeux de Leo, rien qui lui parût humain.
29
L’Atacama
La sim escorta Ethan dans la salle où, dit-elle, la ruche accomplissait les premières étapes de son essaimage. Pour Ethan, cela ressemblait à une usine ordinaire : un grand espace bas de plafond, rempli du bruit des machines et éclairé par des rangées bourdonnantes de tubes au néon.
Il s’était attendu à quelque chose qui sortait de manière plus flagrante de l’ordinaire, mais à y réfléchir, une telle banalité était logique. Comme l’hypercolonie exploitait la technologie humaine, sa zone de reproduction ressemblait à une usine. Et en était bel et bien une, qui produisait des hypercolonies naissantes… ou les organismes qui les parasiteraient.
Des files de simulacres au travail s’ouvrirent devant la voiturette comme les eaux de la mer. Ethan fut pris à la gorge par la puanteur de la matière verte, la quintessence de l’hypercolonie, un amalgame toxique de foin fraîchement coupé, d’ammoniaque et d’acide acétique. « L’hypercolonie assemble ici ce que vous pourriez appeler des vaisseaux spatiaux, expliqua la sim, même si chacun d’eux pourrait tenir dans votre main : il s’agit d’un noyau dense de cellules vivantes à l’intérieur d’une coque qui l’empêche de s’éparpiller, le protège des rayonnements et le dirige vers une étoile donnée pendant un voyage de plusieurs milliers d’années. Arrivées dans un système solaire hospitalier, les cellules sont libérées pour qu’elles fassent ce qu’elles font naturellement : utiliser les ressources en carbone et en glace des corps orbitaux pour produire des millions, puis des milliards de copies d’elles-mêmes. Ces cellules-filles se rassemblent ensuite en une orbite diffuse autour de n’importe quelle planète rocheuse et aquatique sur laquelle l’évolution pourrait produire des formes de vie complexes. Si une civilisation adéquate apparaît, elles s’en servent alors pour reproduire le cycle. »
Elle me raconte cela, se dit Ethan, pour me prouver indirectement leur puissance. C’est une manière de dire : Nous n’avons rien à craindre de vous. Vous ne pouvez pas nous nuire même en sachant cela. Mais c’était aussi une tentative d’être compris, et peut-être davantage… quand même pas d’être plaint ? Ces créatures pouvaient-elles vraiment s’attendre à de la compassion de sa part alors qu’il avait pu évaluer le coût de leur cycle de vie en nombre de morts parmi ses proches et amis ?
« Mais nous ne sommes pas la colonie, insista la sim. Vous avez écrit dans Le Pêcheur et l’Araignée que le parasite est toujours un organisme plus simple que son hôte, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas besoin de copier la fonction qu’il s’approprie. Cela vaut aussi pour nous. Les cellules que nous rassemblons dans ces vaisseaux ne sont pas conçues pour se reproduire sur la surface d’astéroïdes ou de planétésimaux, mais pour se lier aux cellules de la colonie déjà présentes et usurper leur fonction. »
Nous ne sommes pas les entités qui ont assassiné vos amis et votre famille, en d’autres termes, ce que Winston Bayliss avait dit aussi. Ethan ne pouvait ni accepter ni rejeter une telle affirmation, qui pouvait être vraie ou fausse.
« Nous avons donc une relation parasitaire avec la colonie. Mais nous héritons aussi de sa symbiose avec les cultures animales et de ses moyens de reproduction. Voilà pourquoi nous avons besoin de prolonger son existence de quelques années. Ce serait de plus bénéfique pour vous, pour votre famille et pour la civilisation humaine. »
Ethan ne pensait pas que son scepticisme échapperait à la sim.
« Vous avez écrit un jour que le succès de la symbiose venait de son efficacité énergétique. Dans une relation symbiotique, un organisme dépend de l’autre pour une fonction qu’il est incapable d’effectuer lui-même. Vous avez parfaitement raison. Seule, la colonie ne peut extraire ou raffiner du minerai, ni construire les outils dont elle a besoin pour se propager. Et l’espèce humaine, comme la plupart de ses semblables, refrène difficilement ses tendances autodestructrices. Ensemble, elles arrivent à faire ce qu’aucune des deux ne parvient à faire de son côté. »
La voiturette arriva au bout de l’atelier de montage et entra dans un autre couloir anonyme, celui-ci en pente forte. L’insupportable puanteur de matière verte diminua. Ethan perçut une bouffée de fraîcheur, mêlée à un courant d’air humide qui montait du dédale.
« Cette installation est littéralement indispensable à l’hypercolonie que nous contrôlons à présent. Si elle subissait des dégâts irréparables, la colonie tout entière cesserait de fonctionner. Pas petit à petit, mais aussitôt et à jamais. Il faut que vous réfléchissiez aux répercussions que cela aurait. »
Leur véhicule prit un tournant, et comme ils approchaient de la surface, Ethan vit une partie du ciel. Il faisait nuit à nouveau. Il se sentit déçu, sans véritable raison, de ne pouvoir sentir une dernière fois le soleil sur son visage avant de mourir. Car il allait mourir, bien entendu. On lui en avait trop dit. On ne le laisserait pas retrouver le monde humain avec de telles informations. Il ne pouvait que présumer que la colonie le tuerait quand elle finirait par comprendre qu’il ne se laisserait ni menacer ni acheter.
Ils atteignirent la surface non loin de la structure florale au cœur de l’installation. Un pilier central soutenait une dizaine de pétales métalliques parfaitement polis : une tulipe de verre et d’acier vue à hauteur de fourmi. Des simulacres humains grouillaient au pied, Ethan crut distinguer aussi quelques créatures à six membres en train d’évoluer dans la dentelle métallique autour des pétales, marins dans le gréement d’un voilier de cauchemar.
Il frissonna dans l’air nocturne. La sim ouvrit un compartiment sous le siège, sortit deux coupe-vent en plastique, donna l’un à Ethan et enfila l’autre. Le froid ne gênait pas les sims : pourquoi s’embêtait-elle avec ça ? Sans doute, se dit Ethan, parce que frissonner était une perte d’énergie physique assez facile à éviter.
Elle conduisit la voiturette encore plus haut. Il allait apparemment se produire quelque chose auquel elle voulait qu’il assiste. Elle s’arrêta dans un endroit dégagé presque aussi haut que le talus d’enceinte, à proximité d’une tractopelle abandonnée et à moitié désossée dont le bras et la pelle restaient levés en un salut figé. Le lotus d’acier se dressait un peu plus loin, éclairé par en dessous, la lune se reflétant sur ses parties supérieures.
La sim jeta à Ethan ce que celui-ci supposa vouloir être un regard pénétrant. « La Correspondence Society est parvenue à une compréhension à peu près correcte de la relation entre l’hypercolonie et la société humaine. Mais vous ne vous êtes jamais vraiment demandé ce qui se passerait si cette relation prenait fin. »
Inexact. Au cours de ses sept années dans un trou perdu du Vermont, Ethan y avait beaucoup réfléchi. Bien entendu, les conséquences pourraient être désastreuses. À long terme, l’humanité se laisserait à nouveau aller à son penchant affiché pour les guerres meurtrières. À court terme, il y aurait une longue panne du réseau de communications, catastrophe qui affecterait les fonctions vitales de chacune des nations terrestres.
« La guerre est une possibilité, évidemment, dit-elle. Vous avez déduit que la colonie était intervenue dans le moindre conflit latent depuis la Grande Guerre. Déduction exacte. Il me faudrait repasser toute l’histoire en revue pour démontrer à quel point l’humanité aurait pu mal tourner au cours du dernier siècle. Encore maintenant, avec les Russes et les Japonais qui se disputent des ports pétroliers dans la mer d’Okhotsk. Aucun des deux camps ne peut prendre l’avantage dans ce conflit, justement parce que nous manipulons les communications électroniques alors même que les belligérants s’efforcent de les crypter. Nous faussons la balance, pourrait-on dire. Mais supposez que nous cessions d’intervenir. Les échanges sporadiques de tirs d’artillerie pourraient facilement dégénérer en guerre officielle. Qui menacerait les expéditions marchandes. Les nations voisines seraient entraînées dans les hostilités. Un des camps finirait par l’emporter. Mais à quel prix ? Des vies et des ressources sacrifiées, une méfiance mutuelle qui susciterait d’autres conflits encore plus sanglants. La violence est le grand attracteur de l’histoire de l’humanité, professeur Iverson. Une force presque aussi irrésistible que la gravité. Une autre possibilité est que la colonie renonce peu à peu à son influence, ce qui pourrait donner une chance à des institutions comme la Société des Nations d’éviter les conséquences les plus terribles. Mais si la colonie meurt ce soir, un bain de sang à grande échelle est inévitable, à la fois à court et à long terme. »